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honte ! s’écrie-t-il, que ces louanges adressées à un valet ! Mais ceci est l’affaire de Sénèque et des admirateurs de Sénèque.

Finissons-en sur Claude. N’est-il pas curieux que l’empire subisse tour à tour un Caligula qui se moque de tout, et un Claude dont tout le monde se moque ? N’est-il pas horrible de penser ce que pouvait être, gaspillé et disputé comme il l’était alors entre femmes, eunuques et valets, ce pouvoir sanguinaire des empereurs ; chacun tirant ce qu’il voulait de cet imbécille, qui une grace, qui un exil, qui de l’argent, qui un supplice ; les homicides vendus sur la place comme tous les autres avantages de l’empire ; tous ces gens en crédit se passant à charge de revanche le glaive du centurion ou le poison de Locuste. Ce que je remarque, c’est que, sous ce règne, l’exécution légale se confond tout-à-fait avec l’assassinat : selon les circonstances, on envoie le délateur ou le sicaire ; on invite poliment les gens à se tuer, ou bien on les fait souper de la délicieuse cuisine du prince. Si on est César ou Messaline, on tourne nonchalamment sa tête vers le centurion de garde, et on lui dit : Allez tuer cet homme. Si on est affranchi et affranchi timide, on va trouver la belle Locuste, qui, pour montrer sa loyauté essaie devant vous ses drogues sur un esclave. Je ne parle pas des mœurs, je n’en dis pas la moitié de ce que dit l’histoire, et il me semble que j’en dis trop. Mais qu’est-ce que le désordre des mœurs auprès de cette facilité, de cette naïveté du meurtre ? Pensez seulement quelle devait être, en présence de pareils crimes chez les puissans, la moralité du peuple, et comment cet univers, si soumis et si docile, devait envier et, quand il le pouvait, imiter les vengeances de ses maîtres ! L’assassinat commis au nom du pouvoir est plus que le meurtre d’un homme ; c’est une invitation publique à tous les crimes.

Et cependant cette époque, selon l’infaillible loi du progrès, d’après la marche du temps, la diffusion des lumières, l’unité politique des peuples, la communication plus prompte entre les hommes, devait être la plus parfaite de l’antiquité : toute l’antiquité aboutissait là. Qui sépare donc l’antiquité de nous ? où est sa faiblesse ? où sera notre force ? Nous sommes gâtés par notre bonheur ; nous ne nous figurons pas que le bonheur ait manqué à personne : nous nous forgeons une idéale et une mensongère antiquité, plutôt que de la voir privée des biens qui nous semblent communs à tous, comme l’air et le jour. Ingrats et indifférens que nous sommes, nous ne savons ni plaindre ceux qui en furent privés, ni rendre grace à ceux à qui nous les devons !


F. de Champagny