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tice du monde ; et, tout bons et tout raisonnables que sont nos deux jeunes amis, vivant dans ce monde, ils sont obligés de se soumettre à ses lois.

— Ma foi ! tant pis pour eux, mon brave Lélio ! qu’ils s’arrangent. Ils nous laissent nous amuser sans eux ; laissons-les s’ennuyer sans nous. Narguons l’orgueil des grands, rions de leurs sottises, dépensons gaiement la richesse quand nous l’avons, recevons sans souci la pauvreté, si elle vient ; sauvons avant tout notre liberté, jouissons de la vie quand même, et vive la Bohême !


Là finit le récit de Lélio. Quand il eut cessé de parler, nous gardâmes un silence mélancolique. Notre ami paraissait plus triste encore que tous les autres. Tout à coup, il releva sa tête qu’il avait appuyée sur sa main, et nous dit :

— Le dernier soir dont je vous parle, il y avait beaucoup de Français invités à la fête, et, comme ils étaient alors très engoués de la musique allemande, ils avaient fait jouer pendant toute la nuit les valses de Weber et de Beethoven. C’est pour cela que ces valses me sont si chères ; elles me rappellent une époque de ma vie que je regretterai toujours, malgré les souffrances dont elle fut remplie. Il faut avouer, mes amis, que le destin s’est montré cruel envers moi, en me faisant trouver deux amours si ardens, si sincères et si dévoués, sans me permettre de jouir d’aucun. Hélas ! mon temps est fini maintenant, et je ne retrouverai plus de ces nobles passions dont il faut avoir épuisé au moins une pour pouvoir dire qu’on a connu la vie.

— Ne te plains pas, lui répondit Beppa qu’avait réveillée le chagrin de son camarade ; tu as derrière toi une vie irréprochable, autour de toi une belle gloire et de bonnes amitiés ; dans l’avenir et toujours, l’indépendance ; et je te dis que quand tu le voudras, l’amour ne te fera pas défaut. Remplis donc encore une fois ton verre de ce vin généreux, trinque joyeusement avec nous, et fais-nous répéter en chœur le refrain sacré.

Lélio hésita un instant, remplit son verre, fit un profond soupir ; puis un éclair de jeunesse et de gaieté jaillissant de ses beaux yeux noirs, humides de larmes, il chanta d’une voix tonnante, à laquelle nous répondîmes en chœur : Vive la Bohême !


George Sand.