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— Madame, lui dit-il d’une voix émue, qui m’a fait l’honneur de vous amener chez moi ?

— Moi, s’écria Franz en s’avançant, et si quelqu’un le trouve mauvais, qu’il parle.

L’inconnue, qui n’avait pas paru faire attention à la question du maître, leva vivement la tête en entendant la voix du comte.

— Je vis, s’écria-t-elle avec enthousiasme, je vivrai !

Et elle se retourna vers lui avec un visage rayonnant. Mais, quand elle l’eut vu, ses joues pâlirent, et son front se chargea d’un sombre nuage.

— Pourquoi avez-vous pris ce déguisement ? lui dit-elle d’un ton sévère en lui montrant son uniforme.

— Ce n’est point un déguisement, répondit-il ; c’est…

Il n’en put dire davantage. Un regard terrible de l’inconnue l’avait comme pétrifié. Elle le considéra quelques secondes en silence, puis laissa tomber de ses yeux deux grosses larmes. Franz allait s’élancer vers elle. Elle ne lui en laissa pas le temps.

— Suivez-moi, lui dit-elle d’une voix sourde.

Puis elle fendit rapidement la foule étonnée, et sortit du bal suivie du comte.

Arrivée au bas de l’escalier du palais, elle sauta dans sa gondole, et dit à Franz d’y monter après elle et de s’asseoir. Quand il l’eut fait, il jeta les yeux autour de lui, et n’apercevant point de gondolier :

— Qui nous conduira ? dit-il.

— Moi, répondit-elle en saisissant la rame d’une main vigoureuse.

— Laissez-moi plutôt

— Non. Les mains autrichiennes ne connaissent pas la rame de Venise.

Et, imprimant à la gondole une forte secousse, elle la lança comme une flèche sur le canal. En peu d’instans ils furent loin du palais. Franz, qui attendait de l’inconnue l’explication de sa colère, s’étonnait et s’inquiétait de lui voir garder le silence.

— Où allons-nous ? dit-il après un moment de réflexion.

— Où la destinée veut que nous allions, répondit-elle d’une voix sombre ; et, comme si ces mots eussent ranimé sa colère, elle se mit à ramer avec plus de vigueur encore. La gondole, obéissant à l’impulsion de sa main puissante, semblait voler sur les eaux. Franz voyait l’écume courir avec une éblouissante rapidité le long des flancs de la barque, et les navires qui se trouvaient sur leur passage, fuir