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L’ORCO.

doigts blancs comme l’albâtre, elle entonna à son tour d’une voix harmonieuse et puissante un chant bizarre et souvent entrecoupé :

« Dansez, riez, chantez, gais enfans de Venise ! Pour vous, l’hiver n’a point de frimas, la nuit pas de ténèbres, la vie pas de soucis. Vous êtes les heureux du monde, et Venise est la reine des nations. Qui a dit non ? Qui donc ose penser que Venise n’est pas toujours Venise ? Prenez garde ! Les yeux voient, les oreilles entendent, les langues parlent ; craignez le conseil des dix, si vous n’êtes pas de bons citoyens. Les bons citoyens dansent, rient et chantent, mais ne parlent pas. Dansez, riez, chantez, gais enfans de Venise ! — Venise, seule ville qui n’aies pas été créée par la main, mais par l’esprit de l’homme ; toi qui sembles faite pour servir de demeure passagère aux ames des justes, et placée comme un degré pour elles de la terre aux cieux ; murs qu’habitèrent les fées, et qu’anime encore un souffle magique ; colonnades aériennes qui tremblez dans la brume, aiguilles légères qui vous confondez avec les mâts flottans des navires ; arcades qui semblez contenir mille voix pour répondre à chaque voix qui passe ; myriades d’anges et de saints qui semblez bondir sur les coupoles et agiter vos ailes de marbre et de bronze quand la brise court sur vos fronts humides ; cité qui ne gis pas, comme les autres, sur un sol morne et fangeux, mais qui flottes, comme une troupe de cygnes sur les ondes, réjouissez-vous, réjouissez-vous, réjouissez-vous ! Une destinée nouvelle s’ouvre pour vous, aussi belle que la première. L’aigle noire flotte au-dessus du lion de Saint-Marc, et des pieds tudesques walsent dans le palais des doges ! — Taisez-vous, harmonies de la nuit ! Éteignez-vous, bruits insensés du bal ! Ne te fais plus entendre, saint cantique des pêcheurs ; cesse de murmurer, voix de l’Adriatique ! Meurs, lampe de la Madone ; cache-toi pour jamais, reine argentée de la nuit ; il n’y a plus de Vénitiens dans Venise ! — Rêvons-nous ? sommes-nous en fête ? Oui, oui, dansons, rions, chantons ! C’est l’heure où l’ombre de Faliero descend lentement l’escalier des géans, et s’assied immobile sur la dernière marche. Dansons, rions, chantons ! car tout à l’heure la voix de l’horloge dira : Minuit ! et le chœur des morts viendra crier à nos oreilles : Servitude ! servitude ! »

En achevant ces mots, elle laissa tomber sa guitare, qui rendit un son funèbre en heurtant les dalles, et l’horloge sonna. Tout le monde écouta sonner les douze coups dans un silence sinistre. Alors le maître du palais s’avança vers l’inconnue d’un air moitié effrayé, moitié irrité.