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la sienne. Quand ses amis lui demandaient ce qu’il avait fait depuis un mois qu’on ne le voyait plus, il leur répondait : — Je vais être heureux, — et passait. Le soir venu, il alla acheter une magnifique écharpe et des épaulettes neuves, rentra chez lui pour s’habiller, mit le plus grand soin à sa toilette, et se rendit ensuite, revêtu de son uniforme, au palais Servilio.

Le bal était magnifique ; tout le monde, excepté les officiers de la garnison, était venu déguisé, selon la teneur des lettres d’invitation, et cette multitude de costumes variés et élégans, se mêlant et s’agitant au son d’un nombreux orchestre, offrait l’aspect le plus brillant et le plus animé. Franz parcourut toutes les salles, s’approcha de tous les groupes, et jeta les yeux sur toutes les femmes. Plusieurs étaient remarquablement belles, et pourtant aucune ne lui parut digne d’arrêter ses regards.

— Elle n’est pas ici, se dit-il en lui-même. J’en étais sûr ; ce n’est pas encore son heure.

Il alla se placer derrière une colonne, auprès de l’entrée principale, et attendit, les yeux fixés sur la porte. Bien des fois cette porte s’ouvrit ; bien des femmes entrèrent sans faire battre le cœur de Franz. Mais, au moment où l’horloge allait sonner onze heures, il tressaillit, et s’écria assez haut pour être entendu de ses voisins :

— La voilà !

Tous les yeux se tournèrent vers lui, comme pour lui demander le sens de son exclamation. Mais, au même instant, les portes s’ouvrirent brusquement, et une femme qui entra attira sur elle tous les regards. Franz la reconnut tout de suite. C’était la jeune fille du tableau, vêtue en dogaresse du xve siècle, et rendue plus belle encore par la magnificence de son costume. Elle s’avançait d’un pas lent et majestueux, regardant avec assurance autour d’elle, ne saluant personne, comme si elle eût été la reine du bal. Personne, excepté Franz, ne la connaissait ; mais tout le monde, subjugué par sa merveilleuse beauté et son air de grandeur, s’écartait respectueusement et s’inclinait presque sur son passage. Franz, à la fois ébloui et enchanté, la suivait d’assez loin. Au moment où elle arrivait dans la dernière salle, un beau jeune homme, portant le costume de Tasso, chantait, en s’accompagnant sur la guitare, une romance en l’honneur de Venise. Elle marcha droit à lui, et le regardant fixement, lui demanda qui il était pour oser porter un pareil costume et chanter Venise. Le jeune homme, altéré par ce regard, baissa la tête en pâlissant, et lui tendit sa guitare. Elle la prit, et, promenant au hasard sur les cordes ses