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L’ORCO.

rent de l’attendre dans sa gondole même, afin de le saisir lorsqu’il y rentrerait pour s’éloigner. Un soir qu’ils la virent attachée au quai des Esclavons, ils descendirent dedans et s’y cachèrent. Ils y restèrent toute la nuit sans voir ni entendre personne ; mais, une heure environ avant le jour, ils crurent s’apercevoir que quelqu’un détachait la barque. Ils se levèrent en silence, et s’apprêtèrent à sauter sur leur proie ; mais au même instant un terrible coup de pied fit chavirer la gondole et les malencontreux agens de l’ordre public autrichien. Un d’eux se noya, et l’autre ne dut la vie qu’au secours que lui portèrent des contrebandiers. Le lendemain matin il n’y avait point trace de la barque, et la police put croire qu’elle était submergée ; mais le soir, on la vit attachée à la même place, et dans le même état que la veille. Alors une terreur superstitieuse s’empara de tous les argousins, et pas un ne voulut recommencer la tentative de la veille. Depuis ce jour, on ne chercha plus à inquiéter le masque, qui continua ses promenades comme par le passé.

Au commencement de l’automne dernier, il vint ici en garnison un officier autrichien, nommé le comte Franz Lichtenstein. C’était un jeune homme enthousiaste et passionné, qui avait en lui le germe de tous les grands sentimens et comme un instinct des nobles pensées. Malgré sa mauvaise éducation de grand seigneur, il avait su garantir son esprit de tout préjugé, et garder dans son cœur une place pour la liberté. Sa position le forçait à dissimuler en public ses idées et ses goûts ; mais dès que son service était achevé, il se hâtait de quitter son uniforme, auquel lui semblaient indissolublement liés tous les vices du gouvernement qu’il servait, et courait auprès des nouveaux amis qu’il s’était faits dans la ville, par sa bonté et son esprit, décharger tous les secrets de son cœur. Nous aimions surtout à l’entendre parler de Venise. Il l’avait vue en artiste, l’avait plainte intérieurement de sa servitude, et était arrivé à l’aimer autant qu’un Vénitien. Il ne se lassait pas de la parcourir nuit et jour, ne se lassant pas de l’admirer. Il voulait, disait-il, la connaître mieux que ceux qui avaient le bonheur d’y être nés. Dans ses promenades nocturnes il rencontra le masque. Il n’y fit pas d’abord grande attention ; mais ayant bientôt remarqué qu’il paraissait étudier la ville avec la même curiosité et le même soin que lui-même, il fut frappé de cette étrange coïncidence, et en parla à plusieurs personnes. On lui conta tout d’abord les histoires qui couraient sur la femme voilée, et on lui conseilla de prendre garde à lui. Mais, comme il était brave jusqu’à la témérité, ces avertissemens,