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L’ORCO.

naissons assez, elle et moi, pour savoir quel ordre d’idées nous rappellent les circonstances extérieures. Je vous parie que je devine, non pas l’objet, mais du moins la nature de sa rêverie.

Et me tournant vers Beppa :

— Carissima, lui dis-je doucement, à laquelle de nos sœurs penses-tu ?

— À la plus belle, me répondit-elle sans se détourner, à la plus fière, à la plus malheureuse.

— Quand est-elle morte ? repris-je, m’intéressant déjà à celle qui vivait dans le souvenir de ma noble amie, et désirant m’associer par mes regrets à une destinée qui ne pouvait pas m’être étrangère.

— Elle est morte à la fin de l’hiver dernier, la nuit du bal masqué qui s’est donné au palais Servilio. Elle avait résisté à bien des chagrins, elle était sortie victorieuse de bien des dangers, elle avait traversé, sans succomber, de terribles agonies, et elle est morte tout d’un coup, sans laisser de trace, comme si elle eût été emportée par la foudre. Tout le monde ici l’a connue plus ou moins, mais personne autant que moi, parce que personne ne l’a autant aimée, et qu’elle se faisait connaître selon qu’on l’aimait. Les autres ne croient pas à sa mort, quoiqu’elle n’ait pas reparu depuis la nuit dont je te parle. Ils disent qu’il lui est arrivé bien souvent de disparaître ainsi pendant long-temps, et de revenir ensuite. Mais moi je sais qu’elle ne reviendra plus et que son rôle est fini sur la terre. Je voudrais en douter, que je ne le pourrais pas ; elle a pris soin de me faire savoir la fatale vérité par celui-là même qui a été la cause de sa mort. Et quel malheur c’est là, mon Dieu ! le plus grand malheur de ces époques malheureuses ! C’était une vie si belle que la sienne ! si belle et si pleine de contrastes, si mystérieuse, si éclatante, si triste, si magnifique, si enthousiaste, si austère, si voluptueuse, si complète en sa ressemblance avec toutes les choses humaines ! Non, aucune vie ni aucune mort n’ont été semblables à celle-là. Elle avait trouvé le moyen, dans ce siècle prosaïque, de supprimer de son existence toutes les mesquines réalités, et de n’y laisser que la poésie. Fidèle aux vieilles coutumes de l’aristocratie nationale, elle ne se montrait qu’après la chute du jour, masquée, mais sans jamais se faire suivre de personne. Il n’est pas un habitant de la ville qui ne l’ait rencontrée errant sur les places ou dans les rues, pas un qui n’ait aperçu sa gondole attachée sur quelque canal ; mais aucun ne l’a jamais vue en sortir ou y entrer. Quoique cette gondole ne fut gardée par personne, on n’a jamais entendu dire qu’elle eût été l’objet d’une