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du sommet, il semblait qu’une atmosphère chaude, épaisse, plombée, s’abaissait et peu à peu remplissait entièrement l’espace. Arrivé sur le rempart, on ne respirait plus l’air des vivans ; c’était une vapeur suffocante, pareille à celle qui s’échapperait de tombeaux ouverts, comme une poussière d’ossemens brûlés. En avançant encore, on apercevait des têtes et des bras sortant de dessous un monceau de terres et de décombres, là où quelques-uns avaient péri sous les ruines d’une maison écroulée ; plus loin, on trouvait un chaos de corps entassés les uns sur les autres, brûlés, noircis, mutilés d’Arabes et de Français, de morts et d’agonisans. Il y avait des blessés qui étaient encore engagés sous des cadavres ou à demi enfoncés dans les excavations que l’explosion avait ouvertes sous leurs pas. On en voyait dont la couleur naturelle avait entièrement disparu sous la teinte que leur avaient imprimée le feu et la poudre, d’autres que leurs vêtemens entièrement consumés avaient laissés à nu. De plusieurs il ne restait que quelque chose qui n’a pas de nom, un je ne sais quoi noir, affaissé, racorni, presque réduit en charbon, avec une surface en lambeaux, et à laquelle le sang arrivait par tous les pores, mais sans pouvoir couler ; et de ces petites masses informes sortaient des cris, des gémissemens, des sons lamentables, des souffles, qui glaçaient d’effroi. Ce que les oreilles entendaient, ce que les yeux voyaient, ce que les narines respiraient, ne peut se rendre dans aucune langue.

Pendant que l’assaut se livrait, et même avant qu’il ne commençât et dès les premières clartés du matin, un mouvement extraordinaire d’émigration s’était manifesté autour de la place. De Kodiat-Aty, on voyait la foule inonder les talus suspendus entre la ville et les précipices, et bouillonner dans cet espace, soumise à des flux et reflux qu’occasionnaient sans doute les difficultés et les désastres de la fuite. Le rebord de la profonde vallée du Rummel dérobait la scène qui se passait au-dessous de la crête des rochers verticaux ; on perdait de vue le cours des fluctuations de toute cette multitude, mais on le retrouvait plus loin, lorsqu’il sortait du ravin pour se raméfier en mille directions, le long des pentes que couronnait le camp du bey Achmet. C’est vers ce centre que convergeaient toutes les longues files d’hommes armés et désarmés, de vieillards, de femmes et d’enfans, et tous les groupes qui, entre les principales lignes de communication, fourmillaient à travers champs. Deux pièces de montagne, amenées sur la lisière supérieure du front de Kodiat-Aty, lancèrent quelques obus au milieu de cette nappe mouvante de têtes et de bournous, qui recouvrait les abords de la ville les plus rapprochés de nos positions. Les frémissemens qui suivaient la chute de chaque projectile, indiquaient quels cruels effets il avait produits. Mais à mesure que les progrès de l’assaut se développaient, les coups de nos pièces se ralentirent, comme si, le succès une fois assuré, on eût craint d’écraser un ennemi vaincu.

Dès qu’on eut reconnu les principaux édifices de Constantine, on en choisit un pour y établir l’ambulance ; aussitôt après la cessation des hostilités, les blessés avaient été ramassés partout où ils étaient tombés, arrachés de dessous les morts ou les décombres, et déposés à une des portes de la ville.