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est comme gelée, se conserve bien entière la vie morale. Qu’un cri de guerre se fasse entendre, et tous ces fantômes, qui semblaient ne plus appartenir au monde réel, rentrent vaillamment dans l’existence active. Dans une de ces nuits les plus terribles, où le ciel, la terre, et, pour ainsi dire, les hommes n’étaient qu’eau et boue, une fausse alerte à Kodiat-Aty fit croire à l’approche de l’ennemi. Aussitôt de ce froid silence, de cette froide immobilité dans lesquels le camp était enseveli, jaillirent le bruit, le mouvement, le feu sacré. Toutes ces masses inanimées qui gisaient de toutes parts se redressèrent et coururent. Les cris : aux armes ! en avant ! à la baïonnette ! se répétaient en échos prolongés et confus, et ce bruit sourd, se mêlant au bruit de la pluie et du vent, formait une harmonie d’une solennité lugubre, qui causait une sombre exaltation. C’était comme le prélude d’un de ces combats ossianiques qui se livraient au milieu des nuages et des tempêtes.

On avait annoncé que le feu des batteries françaises commencerait le 8 au matin ; mais, le jour venu, on reconnut l’impossibilité d’arriver à ce résultat. Ainsi, la pluie détruisait toutes les espérances ; la pluie minait la base de tous les projets. Il paraît qu’en voyant l’horizon toujours inépuisable en nuages pluvieux, on cessa momentanément de croire à la possibilité d’entrer dans la place en faisant brèche. Il semblait aussi que les difficultés, accrues par l’effet des pluies, ne pouvaient être écartées avant l’heure du départ, telle que la réglerait la mesure de nos ressources et de nos approvisionnemens. On eut recours à un autre moyen : on pensa que les bombes et les obus réduiraient, par la terreur de la dévastation, une population que l’on savait nombreuse et qu’on supposait industrieuse et riche, et l’on compta sur les batteries du Mansoura, déjà armées, et dont le feu était assuré, non pour faire tomber, mais pour faire ouvrir les portes. C’était se tromper sur la nature des Arabes, qui sont capables, non de tout faire, mais de tout souffrir. D’ailleurs, la destruction des maisons les affecte moins que la plupart des autres peuples, car ils sont tout habitués aux ruines ; ils vivent au milieu d’elles, et lorsqu’un édifice, travaillé par la vétusté, menace de s’écrouler, ils le laissent tomber, sachant très bien s’accommoder des débris. Mais, en outre, les vrais habitans de la cité, en supposant qu’ils eussent incliné à la soumission, n’étaient pas libres de suivre ce mouvement. Il y avait au milieu d’eux des Turcs et plusieurs milliers de Kabaïles, minorité forte par le nombre, forte par sa passion et par ses habitudes de domination et de guerre, qui entraînait nécessairement ou comprimait la majorité, et qui, s’il y avait eu hésitation et partage des avis, n’eût pas manqué de jeter dans la balance de la discussion le poids de ses armes. C’était une citadelle vivante par laquelle le bey Achmet s’était assuré contre la mauvaise volonté ou la faiblesse de cœur des habitans. Mais si toute autre ressource venait à manquer que celle des moyens d’intimidation, il importait d’autant plus que celle-ci fût complète et puissante. Quoique l’on eût pu, presque contre toute attente, faire arriver à leur position les pièces destinées à armer la batterie d’obusiers, qui avait été ordonnée, et, malgré la tempête, établie sur Kodiat-Aty pen-