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REVUE. — CHRONIQUE.

lumière. Le rôle assigné à Godefroi de Bouillon, dans le Camp des Croisés, est insignifiant et de nul effet. Les sentimens d’abnégation et de pieux dévouement qu’il exprime en assez beaux vers dans la scène des assises, son élan prophétique, quand il pénètre dans l’église du Saint-Sépulcre, n’expliquent pas l’ascendant conquis par le duc de la Basse-Lorraine, sur les autres chefs de la première guerre sainte. Les dissensions, les haines jalouses qui ont si souvent mis en péril l’armée chrétienne, ne sont indiquées qu’au premier acte, et par une tirade du comte de Toulouse, qui devient aussitôt étranger à l’action. Les rôles de Bohémond et de Tancrède pourraient, sans inconvénient, être confiés à des figurans. En un mot, on dirait que le poète n’a su découvrir dans la croisade qu’une date et des points de vue favorables au décorateur et au costumier.

Suivant la conjecture la plus probable, M. Adolphe Dumas s’est laissé séduire par l’idée de mettre en contraste deux civilisations, de personnifier le type chrétien dans le jeune comte de Provence, et la race orientale dans l’Arabe Ismaël. Or, cette prétention de faire prendre chair à de pures abstractions, utiles peut-être pour l’intelligence de l’histoire, mais sans réalité possible sur la scène, la nécessité d’amener violemment sur le même terrain les deux types que l’auteur voulait mettre en présence, ont dû produire une action inanimée, sans ordonnance logique, et dont les incidens ne sauraient être facilement justifiés. Qu’on en juge par l’aperçu des principales situations.

Le comte de Provence, laissé pour mort dans un combat, a été secouru par une jeune fille arabe, qui s’est attachée à lui. On la voit, dans la première scène, couchée aux pieds du beau chevalier, avec qui elle échange des propos d’amour. Tout à coup une voix sinistre retentit jusqu’au cœur de Léa. Cette voix est celle d’Ismaël, qui raconte la lamentable histoire d’une fille infidèle à son amant, prophétisant ainsi à Léa le sort qu’elle se prépare à elle-même. On ne comprend guère, d’ailleurs, comment Ismaël, l’ennemi du nom chrétien, se trouve dans le camp des croisés, et, s’il est captif, comment il a conservé ses armes et l’apparence de la plus entière liberté. La seconde moitié du premier acte est occupée par le comte de Toulouse, qui, comme nous l’avons déjà dit, versifie longuement les seules pages empruntées à l’histoire. Au second acte, le comte de Provence et Léa ont à se défendre devant le tribunal de Godefroi. L’amour, qui est leur seul crime, les inspire vainement tour à tour. Ils sont condamnés, le premier à chercher une mort glorieuse sur les murailles de la ville assiégée, la jeune Arabe à être reconduite hors du camp. L’amant se résigne douloureusement à cette sentence, et confie la sûreté de Léa à son page, enfant de douze ans, qui accepte la mission d’autant plus volontiers, qu’il est lui-même amoureux de l’exilée. La décoration de l’acte suivant, qui est d’un admirable effet, transporte les spectateurs dans les murs de Jérusalem. Léa et le jeune page, devant qui les portes de la ville assiégée se sont ouvertes, Ismaël, qui a quitté le camp des croisés, et le comte de Provence, qui s’est jeté en désespéré dans la place, se retrouvent miraculeusement en présence.

Ismaël, qui ne devrait guère douter de l’amour de Léa pour le comte de Provence, après ce qu’il a pu voir et entendre pendant son séjour au camp, imagine une singulière ruse pour arriver à une entière conviction. Il laisse deviner le dessein d’empoisonner son rival. Si la jeune fille y met obstacle, c’est qu’elle portera intérêt au guerrier franc. Peu satisfait de l’épreuve, Is-