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REVUE. — CHRONIQUE.

diminuer les moyens et le droit de les reconnaître. Nous concevons que les ennemis du gouvernement se donnent cette tâche, qui est fort habile ; et si nous leur répondons, c’est uniquement pour les empêcher d’égarer quelques ames sincères qui pourraient bien se laisser prendre à ce grand mot d’égalité qu’on se garde bien de définir.

L’égalité que nous voulons autant que personne, et pour laquelle nous avons combattu toute notre vie, consiste, selon nous, à permettre à tous les citoyens de se placer au niveau des classes les plus élevées, et non à faire descendre ceux qui se trouvent aux sommités sociales, pour plaire à ceux qui sont en bas. C’est là une des faiblesses les plus communes dans notre pays, et Mme de Staël compatissait gaiement à ce défaut un peu national, quand elle disait : « On en veut à la noblesse, eh bien ! qu’on en finisse, et qu’on fasse la France marquise. » Certes, cela vaudrait mieux que de faire les marquis roturiers, comme l’a essayé la convention. Les marquis sont restés et la convention a passé ; cependant personne ne s’avise de dire que l’égalité ne règne pas en France.

Elle n’y règnerait pas, si, dans un état social tel que le nôtre, il existait une distinction que le souverain n’eût pas la faculté d’accorder ; l’égalité disparaîtrait de nos mœurs, si un paysan, en quittant sa bêche et sa blouse pour prendre le fusil et l’uniforme, se disait qu’un jour, à force de courage, de fatigues et de sang versé, il pourra bien devenir maréchal de France, mais non pas comte ou baron, comme son voisin du château. Il n’y aurait plus d’égalité, si, la noblesse existant, étant admise, reconnue par la loi fondamentale de l’état, le livre d’or de nos illustrations se trouvait à jamais fermé, sans que la main royale pût l’ouvrir ; si le roturier qui aurait servi son pays par les armes, comme le faisaient jadis les Montmorency et les Crillon, et plus récemment les Soult, les Ney et les Davoust, devait perdre l’espoir d’inscrire son nom à la suite de ces grands noms sur le nobiliaire de France. Les services rendus dans la magistrature, dans le barreau, dans la diplomatie, dans l’administration, tenez-vous-le donc pour dit, ces services ne mèneront plus qu’à des places et à des pensions. Colbert et Mathieu Molé ont bien fait de naître jadis ; ils ont légué à leurs descendans des distinctions que toute leur gloire ne pourrait donner aujourd’hui. Les rangs de la noblesse sont fermés, la liste est close, et la seule chose inestimable, impayable en France aujourd’hui, parce que personne ne peut y atteindre, s’il ne l’a trouvée dans son berceau, c’est un titre de comte ou de marquis !

Nous qui prétendons donner l’exemple du libéralisme à l’Europe entière, nous restons quelquefois, en fait d’idées simples et justes, en arrière des états que nous croyons les moins avancés. En Autriche, il y a tel ordre de chevalerie qui donne la noblesse, et un soldat qui gagne cette croix sur le champ de bataille, devient noble à l’instant. Il en est ainsi dans plusieurs petits états de l’Allemagne, sans parler de la Russie, qui n’est pas, assurément, un pays libéral, mais où tout fonctionnaire d’un certain rang reçoit la noblesse et tous les priviléges qui y sont attachés.