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rope. Se figure-t-on l’édifice laborieux de l’équilibre européen renversé par ce majestueux atlas végétal ? Se figure-t-on les destinées de l’Europe accrochées, par la main de Voltaire, à un champignon ? Quelle dignité, quelle vérité, quelle utilité dans l’histoire comprise et posée de cette manière ! Démosthène disait bien mieux aux Athéniens. Vous demandez si Philippe est mort ? Eh ! qu’importe, puisque, alors même qu’il serait mort, votre folle conduite vous susciterait bientôt un autre Philippe ! Il y a dans ces paroles tout un système d’histoire et de bonne histoire. C’est qu’en effet, tant que les causes réelles et profondes subsistent, les agens intermédiaires, pris individuellement, ont beau périr, ils ne font jamais faute aux évènemens arrivés à maturité, et il n’est pas donné à la disparition d’un homme d’intercepter les effets, quand ils sont étroitement liés au principe même de la vie d’un peuple. Sans doute, il est incontestable qu’un homme de quelque puissance imprime, sur la face des évènemens auxquels il prend part, le cachet de sa personnalité. Mais il n’en peut changer la nature ; il ne peut créer les conditions dans lesquelles il se trouve placé. Il faut qu’il accepte les questions déjà posées et grosses de l’avenir ; il faut qu’il s’aide de la force impulsive du passé ; sinon il s’isole, il abdique sa force à lui, et tout marche sans lui.

En ne cherchant dans le xviie siècle siècle que des luttes où il y a un oppresseur et une victime, et en poursuivant de sa réprobation Louis XIV, comme chargé de ce rôle d’oppresseur, M. Eugène Sue s’est donc montré conséquent avec le principe qui domine ses idées ; mais en s’obstinant à tout expliquer par la seule volonté de cet homme ou de ceux à qui il déléguait son autorité (volonté née le plus souvent des incidens les plus frivoles), il s’est mis bénévolement dans l’impossibilité de comprendre toute la portée des faits. M. Eugène Sue a fait une autre faute. Emporté par sa passion, il a contesté à Louis XIV les qualités qui lui ont fait décerner et maintenir le nom de Grand, et lui ont donné cette force prépondérante qui le dévoue aux attaques dont il le poursuit ; et en cela il a cessé d’être conséquent. Certes Louis XIV a été servi par assez de grands hommes, et l’auteur de l’Histoire de la Marine ne manque pas de les élever bien haut pour rabaisser d’autant leur maître, enflant leur part de qualités et de mérites de tout ce qu’il retranche à la part de celui-ci. Mais si ces généraux, si ces ministres ont tout fait, si leur souverain n’a été dans leurs mains qu’un roi fainéant, qu’un mannequin à signatures, c’est sur eux que doit tomber la responsabilité du mal comme celle du bien ; c’est sur eux que la colère de M. Eugène Sue doit frapper, car ce sont eux qui sont les forts, et non le roi, qui n’est rien. Si au contraire, et ceci est, selon nous, une hypothèse plus voisine de la vérité, si Louis XIV, malgré les fautes et les faiblesses qu’on peut lui reprocher, a réellement tenu la place et rempli le rôle que les anathèmes de M. Eugène Sue lui assignent, quoique les raisonnemens de M. Eugène Sue les lui disputent ; s’il a été le premier par l’autorité de sa pensée comme par l’autorité de son rang ; si le génie de ses ministres s’est inspiré du sien ; s’il a gouverné avec une égale puissance toutes les parties de