que le tableau d’une lutte engagée entre des forces plus ou moins inégales, dont l’une doit nécessairement finir par succomber au dénouement, le principe préconisé par M. Eugène Sue avait du moins cela de bon que, s’il est totalement infécond de lui-même, il ne contrariait rien et s’adaptait sans violence à toutes les combinaisons imaginables que comporte la mise en œuvre d’une idée dramatique. Il n’est pas une tragédie, pas un drame, pas un roman d’où l’on ne puisse, si l’on y trouve quelque utilité ou quelque plaisir, tirer par avance cette conclusion que, de deux individus en lutte, c’est le plus faible qui devait être foulé par le plus fort, ou que, de deux passions qui se combattent dans le même homme, c’est la plus forte qui devait étouffer l’autre, ce qui revient à la formule de M. Eugène Sue : Heur au fort, malheur au faible.
Mais l’histoire n’est pas si accommodante. L’histoire vivante et en action, l’histoire considérée dans les faits eux-mêmes et non comme récit de ces faits ! c’est bien aussi la lutte ; lutte des peuples contre les peuples, des peuples contre les gouvernans, lutte des philosophies contre les religions ou des philosophies entre elles, lutte des religions contre les hérésies ou des religions entre elles ; en un mot, ici, lutte des ambitions contre les ambitions ; plus loin, lutte des idées contre les idées ; partout et toujours, lutte des intérêts contre les intérêts, des passions contre les passions : voilà le fond de l’histoire. Le principe de toute nationalité, de tout esprit de corps ou de caste, ou, en termes plus généraux, de toute association de forces, c’est la lutte. Toutes les lois humaines, tous les traités existent en prévision ou en conséquence d’un conflit. Or, toute lutte implique un vainqueur et un vaincu, et le vainqueur est un homme investi de certains avantages dont le vaincu est dépouillé à son profit. Si c’est là tout ce que M. Eugène Sue a voulu dire, il a pris, en écrivant une histoire tout exprès pour le démontrer, une peine bien inutile, car cela ressort de toutes les histoires. La société, s’étant organisée pour la lutte, s’est divisée d’elle-même, par avance, en deux catégories, dont l’une se recrute des plus forts et l’autre des plus faibles. Et il est impossible que les plus faibles ne perdent pas ce que les autres gagnent, comme il est impossible que les autres ne gagnent pas quelque chose, puisqu’ils sont les plus forts, et qu’ils n’ont pu consentir à engager et à dépenser une partie de leurs forces dans la lutte, qu’en vue des bénéfices qui sont le prix de la victoire. L’histoire n’a rien à gagner à cette démonstration, qui, du reste, ne constitue pas une vérité ni un axiome, mais ce que les Anglais appellent un truism, c’est-à-dire une vérité vraie, en quelque sorte, au-delà de l’évidence et inutile, parce qu’elle n’éclaire rien et n’aboutit à rien ; une véritable impasse pour la pensée.
Si M. Eugène Sue a voulu établir que le plus fort est toujours cruel et impitoyable à l’égard du plus faible, il a été trop loin. L’histoire sans doute peut lui fournir beaucoup de preuves à l’appui de ce qu’il avance, mais elle lui opposera de non moins nombreux témoignages du contraire. Et, sans descendre aux exemples particuliers, toutes les lois, tous les traités sont des transactions imposées au plus fort comme limites à l’exercice de sa force, et