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Pour d’autres temps plus reculés, tout est fruste, tronqué, disjoint, dévoré de lacunes qu’il faut remplir par des conjectures, par des hypothèses plus ou moins plausibles, qui laissent vivement à désirer des renseignemens moins sujets à conteste. L’histoire de ces temps nous est venue comme nous sont venues bien des statues antiques, dont le délabrement soumet l’imagination de celui qui les contemple à l’obligation de restituer aussi harmonieusement que possible le bras, la jambe ou la tête qui leur manque. Mais ici rien de nécessaire ne manque. Un nombre respectable de générations éclairées ont passé devant ce bloc, elles l’ont dégagé, dessiné de plus en plus par leurs travaux, discuté par leurs critiques, et ni les critiques ni les travailleurs n’ont trouvé que la matière fût insuffisante. Toutes les masses se groupent et se soutiennent, toutes les lignes se parfilent sans aucune solution de continuité. Ce que l’on peut apporter désormais ne s’adjoindra donc plus au corps-d’œuvre comme partie intégrante et indispensable, mais comme complément, comme appendice.

Il n’en est cependant pas absolument de même pour le cas où il s’agit de tracer l’histoire d’une branche spéciale de la politique, de l’administration ou des forces d’un état. On conçoit que bien des choses rejetées par une histoire qui embrasse la vie d’un siècle dans l’ensemble de ses manifestations les plus hautes et qui court sur la cime des intérêts et des résultats les plus généraux, trouvent ici leur place, et que non seulement elles y sont admises avec convenance, mais que même elles sont susceptibles d’y prendre une importance capitale. Une monographie historique, détachant d’un vaste ensemble un détail particulier pour le suivre jusqu’au bout dans les développemens qu’il comporte et le constituer à son tour comme unité à part et complète dans le domaine plus restreint qui lui est propre, doit nécessairement rechercher et rencontrer à chaque instant dans les voies où elle s’engage des moissons de faits qui ne sont pas sur le grand chemin de l’histoire et que celle-ci n’a pas recueillies à cause de cela. Nous approuvons donc que M. Eugène Sue se soit montré si curieux de tout ce qui concerne particulièrement la marine ; mais nous approuverions aussi qu’il eût abrégé autant que possible les excursions qu’il était exposé à faire de temps en temps sur le terrain de l’histoire générale, et que, dans ce cas du moins, il eût su maîtriser son ardeur.

L’auteur de l’Histoire de la Marine française sous Louis XIV entre en matière au moment où viennent de se terminer les négociations auxquelles avait donné lieu la position que voulait prendre la France en 1665, dans la guerre entre les Anglais et les Hollandais ; guerre où Louis XIV était intervenu comme médiateur d’abord, avec l’intention de prolonger les hostilités, puis comme allié des Hollandais, tout en se soustrayant aux charges de l’alliance, et en laissant retomber sur eux seuls le poids entier de la lutte. Certes, s’il y eut là un temps d’arrêt pour notre gloire militaire, ce fut une des brillantes époques de la diplomatie. Louis avait alors à déjouer en Hollande les projets de l’Espagne, qui voulait entraîner les sept provinces et l’empereur dans une guerre contre lui. D’un autre côté, il fallait en Angleterre, sous le