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RÉPONSE À GEORGE SAND.

rationnelle, il faut entrer dans le fond des choses et savoir en tirer la lumière. Or au-dessus du christianisme, si étendu et si profond qu’il paraisse, est l’infini de la réalité, l’infini de la moralité humaine. C’est en face de cette moralité que je veux conduire M. de La Mennais, pour qu’il l’envisage à nu, sans le voile des formules et des croyances chrétiennes. Je mène ce chrétien indécis et équivoque devant la nature des choses, et je lui demande s’il est bien convaincu que la morale du christianisme ne soit susceptible d’aucun amendement et d’aucune réforme. Croit-il que la morale pratique de l’humanité ne soit pas perfectible comme ses autres développemens ? ne reconnaît-il pas qu’aujourd’hui la régénération des mœurs ne peut dépendre que de la révolution des idées ? Niera-t-il que la vertu, comme la science, puisse changer de formes, quand l’histoire nous montre la vertu antique supplantée par la vertu chrétienne ?

Comprenez mon dessein, madame ; je ne presse si fort M. de La Mennais que pour l’attirer à de nouveaux progrès, à de nouvelles conquêtes. Depuis qu’il s’est séparé du catholicisme, il appartient fatalement à la philosophie ; mais cette fatalité, glorieuse pour lui comme pour nous, doit se développer de plus en plus. Vous appelez M. de La Mennais un grand moraliste politique, soit ; mais alors qu’il nous fasse connaître sa morale ; qu’il nous dise s’il accepte l’humilité chrétienne comme une vertu éternelle, l’indépendance de la raison comme un péché, l’abattement et la tristesse comme des dispositions normales de l’ame, qu’il nous réponde enfin si sa morale est toute chrétienne. Vous voyez, madame, qu’en nommant M. de La Mennais un moraliste, vous ne l’avez pas sauvé de l’obligation d’édifier des idées positives ; vous avez, au contraire, signalé, peut-être à votre insu, le point où il doit, s’il est conséquent et progressif, porter l’effort de sa pensée.

Après avoir fait de M. de La Mennais un moraliste, vous me reprochez, madame, d’avoir dit qu’il y avait dans lui quelque chose de l’utopiste, et vous semblez trouver mauvais qu’on appelle utopistes Saint-Simon et Fourier. Ce n’est pas pour déprécier ces grands hommes, mais bien pour les qualifier, que j’ai employé ce mot. Un utopiste est le penseur qui a la double force de nier la société existante et d’édifier une société idéale. Malheureusement pour lui, M. de La Mennais n’a encore du caractère de l’utopiste que la moitié, la négation absolue de ce qui est. Si je l’engage à se compléter, vous dénoncez un piége dans cette invitation. Ce sont là, madame, de nobles embûches qui ne sauraient épouvanter que l’inconséquence et la