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Mais j’oubliais, madame, que vous accusez mon système de mener droit à l’esclavage. Vous avez dû sourire en écrivant cette accusation, car il est assez probable que, si l’esclavage n’avait pour appui que mes théories, les planteurs pourraient fermer leurs cases et jeter leurs rotins à la mer. Mais vous avez pensé sans doute que, dans une plaidoirie, il n’y avait pas à se refuser ces exagérations audacieuses qui, sans convaincre, peuvent étonner : on s’arrange d’ailleurs pour les avancer ou les retirer, suivant la circonstance. Ainsi vous m’accordez que j’ai raison de refuser au peuple, tel qu’il est aujourd’hui, le droit de gouverner la société ; puis, quelques lignes plus bas, vous concluez qu’ayant tiré des conséquences absurdes de mon principe, vous en avez démontré la fausseté. Comment puis-je à la fois avoir raison et être absurde sur le même point ? Si j’ai raison de ne pas proclamer roi le peuple d’aujourd’hui, je ne saurais donc, pour cette opinion que vous reconnaissez juste, être accusé de le condamner à l’esclavage. Mais laissons cette plaisanterie, et permettez-moi de vous suivre dans le double point de vue de la pratique et de l’histoire.

Il semblerait plus facile de tomber d’accord sur les faits que sur les principes des choses, et cependant nous ne pouvons nous entendre sur les mots peuple et bourgeoisie. Cette divergence sur des réalités politiques aussi considérables n’est particulière ni à vous, ni à moi ; on peut la remarquer dans d’autres esprits, et elle est un mal, car elle fausse les idées et égare les passions.

Pour rappeler rapidement le passé, vous savez qu’en 1789, la société française tout entière s’est appelée peuple par l’organe du tiers et par la bouche de son plus éloquent tribun, de Mirabeau. « Il est infiniment heureux, disait le député d’Aix, que notre langue, dans sa stérilité, nous ait fourni un mot que les autres langues n’auraient pas donné dans leur abondance, un mot qui présente tant d’acceptions différentes, un mot qui nous qualifie sans nous avilir, un mot qui se prête à tout, qui, modeste aujourd’hui, puisse agrandir notre existence à mesure que les circonstances le rendront nécessaire… » Le mot peuple fut donc élevé, en 1789, à sa plus haute généralité ; il enveloppa toutes les différences et toutes les classes ; les trois ordres disparurent ; il n’y eut plus qu’une grande réalité : la nation, le peuple. Quand donc j’ai écrit et dit, depuis sept ans, que le peuple c’est tout le monde, je ne disais pas une chose étrange et nouvelle, mais je reproduisais le bon sens des fondateurs de la révolution. Vous niez que la révolution de 1789 ait constitué le peuple, parce que par le peuple