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LES ÎLES SHETLAND.

paradis, disent les Shetlandais ; et mêlant les fables du nord aux traditions chrétiennes, au bout de ce pont, racontent-ils, s’ouvre la première des cinq cents portes resplendissantes que les ames des élus doivent franchir pour entrer dans le ciel. Près de cette porte veille saint Pierre, le gardien du paradis ; son œil perçant voit tout ; son sommeil est plus léger que celui de l’oiseau, et son ouïe est si fine, qu’il entend croître l’herbe des prairies et la laine des agneaux. Ce saint Pierre ressemble étrangement à Heimdal aux dents d’or, le gardien du Valhalla, le paradis des Scandinaves.

Mais ce sont les marins et les pêcheurs, ces hommes qui passent la moitié de leurs jours à lutter contre des mers orageuses, qui ont les plus effrayantes histoires à raconter. Leurs combats avec l’Océan et leurs naufrages n’en sont que d’insignifians épisodes. Un jour, à travers l’eau bleue et transparente de la mer calme, ils ont aperçu sur le sable, au-dessous de leur navire, le Kraken, le géant des eaux, le plus monstrueux des êtres vivans, tapissant le fond des mers de ses bras immenses, et allongeant du côté de leur navire ses doigts membraneux et souples, armés, comme les bras filiformes du polype ou de la sèche, de deux rangées d’avides suçoirs. S’ils ont pu lui échapper, c’est que le vent s’est levé, a troublé les eaux et arraché leur navire aux tenailles du monstre. Une autre fois, à travers les brumes de l’hiver, ils ont vu, au détour d’une île retirée, le serpent de mer, dont la tête s’élevait au-dessus des flots comme la colonne d’un phare, dont les yeux brillaient comme des étoiles, et dont les anneaux énormes, formant un gigantesque chapelet, se déroulaient à perte de vue sur les abîmes de l’Océan. Qu’ils l’aient vu ou non, ils y croient dans toute la sincérité de leur cœur ; nos matelots de Trouville et de Fécamp y croient bien aussi, quand deux fois chaque année ils mystifient, sans le savoir, nos journalistes de province, ou se laissent mystifier par eux. Ces récits passent de père en fils, de générations en générations, et sont aussi goûtés par ces insulaires que le bland, l’oie fumée ou une tranche de bœuf saignant un jour de fête ; ils aiment encore à entretenir le voyageur de l’histoire de leur pays et des faits intéressans qui s’y sont passés, histoire qu’avec leur tour d’imagination un peu poétique ils rendent souvent aussi merveilleuse qu’une légende scandinave, aussi fantastique qu’un conte d’Hoffmann.

À l’homme positif qui les interroge sur la quantité de tourbe que renferme leur île, sur leur manière de l’extraire et de la faire sécher, sur leur façon de l’employer comme combustible, ou comme engrais lorsqu’elle a été réduite en cendres, ils répondent par l’histoire de