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REVUE. — CHRONIQUE.

titre, ils sont fort importans. Si la philosophie tombait jamais dans le mépris des masses, c’en serait fait d’elle ; car, de ce jour, elle serait inutile. Au xviiie siècle, Aristote et l’antiquité toute entière avec lui pouvaient être dédaignés ; mais la philosophie ne l’était pas : la preuve, c’est que le xviiie siècle s’est proclamé lui-même le siècle de la philosophie, et la postérité ne lui contestera pas ce titre, tout orgueilleux qu’il est, parce qu’au fond il est parfaitement vrai. Ce dédain même du passé, bien qu’il allât jusqu’à l’ignorance la moins excusable, tenait cependant aux plus nobles qualités de ce siècle, et contribua, plus qu’on ne saurait le dire, à l’accomplissement de ses destinées. Croyez-vous, messieurs, que si le xviiie siècle avait compris et respecté le passé comme nous commençons à le comprendre et à le respecter nous-mêmes, il eût osé porter sur lui cette main impitoyable et irrésistible qui a fait, sur le sol de l’Europe, le grand nivellement de notre révolution ? Non, sans doute ; et si le xviiie siècle a rempli virilement son œuvre de destruction, c’est que son cœur comme son esprit détestait le passé ; c’est que son cœur n’était sensible qu’aux abus intolérables du présent, et au magnifique avenir que, sur leurs ruines, il rêvait pour l’humanité ; c’est que son esprit ne voulait s’éclairer que des lumières nécessaires à l’œuvre imminente de la régénération. Vertus et bienfaits du passé, il oubliait les uns et méconnaissait les autres. Et comme tout se tient dans l’humanité, ce mépris du passé que Bacon avait mis à la mode, que Descartes avait sanctionné philosophiquement en élevant la conscience individuelle à la souveraineté, ce mépris du passé, malgré l’enthousiasme factice de quelques imitateurs, s’étendit de la philosophie à la religion, à la politique, et facilita cette rénovation dont nos pères ont été les glorieux acteurs, et dont nous sommes les héritiers et les dépositaires.

Je ne me plaindrai donc pas, même dans cette chaire, que le péripatétisme avec l’antiquité ait été oublié par le xviiie siècle. Il devait l’être, lorsque tant d’autres choses, bien plus graves encore, étaient oubliées comme lui ; mais ce que je crois, c’est que cet oubli doit avoir un terme, c’est que ce qui fut bon et utile, un siècle ou deux avant nous, serait aujourd’hui mauvais et inique. Il me semblerait même, en insistant sur une assertion aussi évidente, faire une sorte d’injure à mon siècle. Aujourd’hui que les passions, nécessaires au combat, n’ont plus d’objet après la victoire, aujourd’hui que la lutte a cessé, par le plus juste triomphe, on a senti, de toutes parts, un besoin de conciliation et de tolérance, qui s’est satisfait d’abord dans la politique, mais qui doit aussi pacifier la philosophie. Dans la science, il ne s’agit plus de débris et de ruines ; mais il y a encore des proscriptions, des oublis, des injustices à réparer. Le péripatétisme en a long-temps souffert, mais il ne doit pas en souffrir plus long-temps encore, et tout m’annonce autour de moi, si je ne me trompe, que le moment de la réparation n’est pas éloigné.

Quand je parle de cet oubli du passé, il faut bien comprendre qu’il s’agit surtout de la France et de l’Angleterre, et des autres nations de l’Europe,