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REVUE. — CHRONIQUE.

de détresse où sa récente indisposition avait mis le théâtre prouve quelle haute influence cette voix magnifique exerce sur le public. Sans Rubini, il n’y aurait pas d’Italiens possible ; tant que l’absence de Rubini a duré, l’alarme était partout, les loges commençaient à bouder, le balcon à se plaindre, et le parterre à murmurer ; on poussait même l’irrévérence et la colère jusqu’à trouver que les chœurs chantaient faux, et que le grand-prêtre Oroë portait, dans la Semiramide, une fort ridicule perruque ; or, de tout temps, au Théâtre-Italien, les chœurs ont chanté faux, et les grands prêtres se sont affublés de chevelures lamentables ; mais il fallait l’absence de Rubini pour qu’on en vînt à le remarquer tout haut. En effet, cette voix fait de tels prodiges, que, lorsqu’on l’entend, il est impossible de rien voir à l’entour. L’illusion se multiplie alors, elle est partout, dans les décors, dans l’orchestre, dans les chœurs ; les pauvres diables de choristes du Théâtre-Italien ressemblent à des hommes quand Rubini chante, on dirait que cette voix d’or brode leurs vêtemens et change en étoffes de prix ces misérables guenilles dont on les couvre.

Si, comme on le dit, Rubini n’attend que la fin de la saison pour se retirer, c’en pourrait bien être fait de la fortune du Théâtre-Italien. Il y a des entreprises qui s’acheminent long-temps, à petits pas, vers la prospérité, puis, une fois arrivées au plus haut, diminuent et s’éteignent insensiblement dans l’oubli et l’indifférence du public, d’autres qui finissent tout d’un coup, au milieu de la gloire et de la splendeur. Telle aura peut-être été la destinée du Théâtre-Italien ; il sera mort à sa plus belle fête, mort sur le bûcher, comme Sardanapale, environné de ses plus harmonieuses figures, Anna, Juliette, Desdemona, Elvire, toutes les créations de Mozart, de Rossini et de Bellini, toutes ces voix divines qui vont se taire désormais sans retour. Et cette ruine du Théâtre-Italien n’aura peut-être pas été aussi imprévue qu’on se l’imagine. Depuis long-temps, de sinistres éclairs, qui glissaient çà et là dans le ciel, laissaient pressentir l’incendie, et déjà plus d’une fois le public enthousiaste, qui fréquentait le sanctuaire de la mélodie et du bon goût, avait pâli en voyant filer dans l’air des signes qui lui annonçaient de loin la fragilité du plus charmant de ses plaisirs : l’an passé, la mort de la Malibran fut un de ces signes précurseurs. La Malibran, nous le savons, ne faisait plus partie de la troupe italienne ; mais n’importe, du fond de la Scala, de San-Carlo et de Drury-Lane, ce nom radieux protégeait le théâtre Favart. Tant que la Malibran a chanté, nous gardions tous l’espérance de la revoir sur cette scène de Paris qu’elle avait tant illustrée de ses premiers triomphes, et, si l’on y pense, c’est une grande affaire pour une administration que d’entretenir dans le cœur du public un espoir qui peut se réaliser d’un jour à l’autre : avec l’avenir on fait accepter le présent, et certes, le présent du Théâtre-Italien était loin d’être contestable. Mais on se lasse de tout si facilement en France ; un beau soir on pouvait se dire : Rubini, Lablache et Tamburini sont d’admirables chanteurs ; mais il semble que voilà bien long-temps que nous les entendons ; si nous passions à d’autres ? Qui peut répondre des fantaisies du