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forme dégradée et le christianisme naissant, je n’ai fait que me conformer à des faits très réels.

Les remarques précédentes n’ont eu pour objet que les bienséances de la poésie. En les approfondissant davantage, on trouve une difficulté bien autrement grande, qui m’a préoccupé dans tout le cours de ce poème, et devant laquelle on ne peut reculer. Quel est le rapport de l’art et de la religion ? Ne sont-ils, au fond, qu’une seule et même chose ? Concourent-ils au même objet ? Ou, s’il en est autrement, en quoi diffèrent-ils ? Par où se contredisent-ils ? Jusqu’où peut s’étendre sans impiété le mélange du profane et du sacré ? Cette question est renfermée dans presque tout ce qui a été indiqué plus haut.

Pour y répondre, je ne dirai point que l’art est fait pour l’art ; ce serait dire que le moyen a pour but le moyen. L’art a pour but le beau, que l’on a appelé la splendeur du vrai. Cependant, l’art n’est point l’orthodoxie, ni le drame ni l’épopée ne sont le culte ; le poète n’est pas le prêtre. Loin de là, en choisissant à son gré les élémens du dogme qu’il peut s’approprier, en rejetant les parties qu’il désespère d’assouplir, c’est-à-dire en exerçant sa critique sur les formes du culte, l’art commence le premier à altérer les traditions du sacerdoce. Aussi je ne suis point surpris que Platon ait exclu les poètes de sa république immuable. Je retrouve les mêmes sentimens dans saint Augustin, dans Pascal et dans Racine, vers la fin de sa vie. Ces hommes, d’une sincérité parfaite, n’ont pu manquer de voir que c’est par l’art que se modifient d’abord les choses anciennes ; car ces sortes de changemens sont d’autant plus irrésistibles, qu’ils sont presque toujours joints à un sentiment vrai d’adoration pour l’objet même que l’on transforme. Homère, qui nous semble aujourd’hui si crédule, a pourtant bouleversé de fond en comble le système religieux de la Grèce primitive. Combien d’hérésies ne découvrirait-on pas chez les tragiques, par qui surtout s’est opérée la transformation du génie antique ? Où est le symbole qu’ils n’aient changé ? Où est la tradition qu’ils aient respectée ? Venus après Homère, ils ont altéré la religion d’Homère. Que d’impiété dans le seul Philoctète de Sophocle ! Je ne parle pas du Prométhée et des Euménides, où la révolte est flagrante. Le culte, à véritablement parler, ne semble plus, pour ces hommes, qu’une dépendance de l’art, un recueil ; de thèmes poétiques, qu’ils détournent sans scrupule du sens établi, « n’épargnant, comme le dit si bien La Fontaine, ni histoire ni fable où il s’agit de la bienséance et des règles du dramatique. » Conçoit-on le changement qui se fit le jour