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antérieur, ce serait vouloir mettre la métaphysique à la place de la poésie ou la prophétie à la place de l’art. Autant vaudrait demander une statue sans marbre, un tableau sans toile, un édifice sans matière. Lorsque Virgile a raconté les destinées de la Rome des empereurs, il a gravé sa prophétie sur le bouclier antique d’Énée. De la même manière, quand Fénelon a voulu donner une forme aux rêves à travers lesquels il entrevoyait la société de l’avenir, il a rejeté ces rêves dans la civilisation de Salente. J’en pourrais dire autant de tous les artistes, peintres, sculpteurs, poètes, chez qui on ne trouve jamais l’avenir que recélé et emprisonné dans les liens du passé, ainsi que cela arrive, en effet, dans la nature et dans le monde réel. Imaginer que la poésie puisse se séparer entièrement de toute tradition, de tout souvenir, de toute matière, et se soutenir ainsi suspendue dans le vide, ce serait méconnaître la première condition, non seulement de l’art, mais de la vie elle-même.

Si les sociétés, en effet, se transforment l’une après l’autre, elles s’annoncent aussi et se prédisent, pour ainsi parler, l’une l’autre ; chacune d’elles étant, à quelques égards, l’ébauche de celle qui la suit. La nature modèle les formes du genre humain, comme un sculpteur Elle prépare de loin et d’une manière continue les accidens les plus heurtés ; elle lie toutes les parties de ce grand corps ; les peuples aux peuples, les empires aux empires, les dogmes aux dogmes, les traditions aux traditions, comme elle unit les veines aux veines, les muscles aux muscles dans un corps organisé. C’est par cet artifice qu’elle réussit à faire, de tant de parties séparées par l’espace et par le temps, un même tout, qui porte un même nom, humanité, et qui, toujours se développant et changeant, reste néanmoins un seul et même être. Or, ce travail continu de la nature sur l’humanité est celui que les poètes de nos jours doivent en partie se proposer de reproduire ; car cette figure du genre humain, tout ancienne qu’elle est, n’a pourtant été découverte en quelque sorte et pleinement manifestée que par les modernes.

Voilà pourquoi, imiter les anciens sans rien ajouter, ni rien retrancher, est une œuvre qu’aucun moderne ne peut désormais se proposer. Les ouvrages des Grecs resteront à jamais le type et la mesure infaillible du beau ; mais se condamner pour cela à jouter avec ces lutteurs invincibles, sans profiter des développemens de la civilisation et du christianisme, cette idée n’entrera jamais dans l’esprit d’un homme qui aura la moindre pratique des arts. Ce serait vouloir combattre à nu avec les héros d’Homère, armés du ceste et du bouclier