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DE LA FABLE DE PROMÉTHÉE.

sujets antiques, assurément c’est lorsque ces sujets n’ont trouvé d’explication et de dénouement véritable que dans les révolutions et dans le génie des sociétés modernes. Or, il en est plusieurs de ce genre. Prométhée est le plus frappant de tous. Il suffit de se rappeler les principaux traits de la tradition du Caucase ; on se convaincra que c’est là une des énigmes de la poésie païenne, qui n’ont été résolues que par l’esprit du christianisme.

Prométhée s’est révolté contre le pouvoir des dieux établis ; il a créé l’humanité malgré eux ; il leur a dérobé le feu sacré. Les divinités païennes l’enchaînent sans le soumettre. Sur le Caucase, il prophétise leur chute ; il attend le Dieu nouveau qui, en les renversant, viendra le délivrer. D’autre part, au nom du culte menacé, Jupiter fait serment que le blasphémateur restera à jamais enchaîné sur le rocher. Entre ces sermens opposés, entre le prophète de l’avenir et le Dieu du passé, quelle conciliation présentait le paganisme ? Aucune. Tant que la famille des Olympiens n’est point renversée, d’où peut venir le salut de celui qui la renie ? Il faudrait, pour la délivrance de Prométhée, qu’il abjurât sa prophétie, ou que Jupiter démentît sa divinité, c’est-à-dire que l’un ou l’autre de ces caractères cessât d’être ce qu’il est en effet. Tant que le Dieu nouveau ne paraît pas, le supplice du Caucase n’a aucune raison de finir ; le Christ, en détruisant Jupiter, est le seul rédempteur possible de Prométhée.

Entraînés par la nécessité de clore la tradition, les anciens avaient pourtant délivré le Titan. Eschyle, Sophocle, et probablement Euripide, avaient chacun tiré un drame de ce sujet. Personne ne doutera que le génie de ces grands maîtres ne fût empreint dans ces ouvrages. Ils maîtrisèrent, par la volonté, les contradictions qui naissaient en foule du fond même de la fable. D’une tragédie insoluble dans le système du paganisme, ils firent sortir des prodiges d’art. Mais ces prodiges même ne changèrent point la nature des choses. Le poète triompha du sujet ; le sujet resta ce qu’il était, incomplet, énigmatique ; encore pourrait-on croire que les dénouemens inventés par ces grands hommes n’égalèrent ni la beauté, ni le naturel de leurs autres drames, puisque non-seulement la postérité ne les a pas conservés, mais que les critiques et les scholiastes y ont fait de si rares allusions. Strabon a conservé une vingtaine de vers de la pièce d’Eschyle ; il n’en reste aucun de celle de Sophocle ni de celle d’Euripide.

Veut-on voir de plus près la difficulté que j’indique ici ? il faut considérer les bas-reliefs dans lesquels cette partie du sujet est traitée.