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mais assez mal famé, espèce d’aventurier de haut lieu, l’avait recherchée en mariage ; elle avait failli croire en lui. Éclairée à temps, elle avait frémi des dangers auxquels l’isolement exposait son repos et sa dignité ; elle avait frémi surtout pour sa fille, et s’était rejetée dans la dévotion.

— Mais son mariage avec le prince Grimani ? dis-je à Mandola. — Oh ! c’est l’ouvrage du confesseur, répondit-il. — Allons, il y a une fatalité, et l’on n’y échappe pas. Pars, Mandola ; voici de l’argent, voici la lettre. Ne perds pas un instant, et ne retourne pas à la villa Grimani sans m’avoir parlé, car j’ai des recommandations importantes à te faire. — Il partit.

Je me jetai sur mon lit, et je commençais à m’endormir, lorsque j’entendis les pas rapides d’un cheval dans l’allée du jardin sur laquelle donnait ma fenêtre. Je me demandai si ce n’était pas Mandola qui revenait, ayant oublié une partie de ses instructions. Je vainquis donc la fatigue, et me mis à la croisée. Mais au lieu de Mandola, je vis une femme en amazone et la tête couverte d’une épaisse mantille de crêpe noir qui tombait sur ses épaules et voilait toute sa taille, aussi bien que son visage. Elle montait un superbe cheval tout fumant de sueur ; et, sautant à terre avant que son domestique eût trouvé le temps de lui donner la main, elle parla à voix très basse à la vieille Cattina, que la curiosité bien plus que le zèle avait fait accourir à sa rencontre. Je frissonnai en songeant qui ce pouvait, qui ce devait être ; et, maudissant l’imprudence de cette démarche, je me rhabillai à la hâte. Quand je fus prêt, Cattina ne venant point m’avertir, je m’élançai précipitamment dans l’escalier, craignant que la téméraire visiteuse ne restât sous le péristyle exposée à quelque regard indiscret. Mais je rencontrai sur les dernières marches Cattina, qui retournait à son travail, après avoir introduit l’inconnue dans la maison. — Où est cette dame ? lui demandai-je vivement. — Cette dame ! répondit la vieille ; quelle dame, mon béni seigneur Lélio ? — Quelle ruse veux-tu essayer là, vieille folle ? N’ai-je pas vu entrer une dame en noir, et n’a-t-elle pas demandé à me parler ? — Non, sur la foi du baptême, monsieur Lélio. Cette dame a demandé la signora Checchina, et sans vous nommer. Elle m’a mis ce demi-sequin dans la main pour m’engager à cacher sa présence aux autres habitans de la maison. C’est ainsi qu’elle a dit. — Est-ce que tu l’as vue, Cattina, cette dame ? — J’ai vu sa robe et son voile, et une grande mèche de cheveux noirs qui s’était détachée, et qui tombait sur une petite main superbe et deux grands yeux qui brillaient sous la dentelle