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LA DERNIÈRE ALDINI.

peux être auprès d’elle ce soir ? — Oui, par Bacchus ! Pauvre maîtresse, qu’elle sera renversée de recevoir de vos nouvelles ! car, vois-tu, Nello, voyez-vous, signor… — Appelle-moi Nello quand nous sommes seuls, et Lélio devant le monde, tant que l’affaire de Chioggia ne sera pas assoupie tout-à-fait. — Oh ! je sais. Pauvre Masattone ! Mais cela commence à s’arranger. — Que me disais-tu de la signora Bianca ? C’est là ce qui m’importe. — Je disais qu’elle deviendra bien rouge et bien pâle quand je lui remettrai une lettre en lui disant tout bas : C’est de Nello ! Madame sait bien, Nello ! celui qui chantait si bien… Alors elle me dira d’un ton sérieux, car elle n’est plus gaie comme autrefois, la pauvre signora : « C’est bien, Mandola, allez-vous-en à l’office. » Et puis elle me rappellera pour me dire d’un ton doux, car elle est toujours bonne : « Mon pauvre Mandola, vous devez être bien fatigué ?… Salomé, donnez-lui du meilleur vin ! » — Et Salomé ! m’écriai-je ; est-elle mariée aussi ? — Oh ! celle-là ne se mariera jamais. C’est toujours la même fille, pas plus vieille, pas plus jeune ; ne souriant jamais, ne versant jamais une larme, adorant toujours madame, et lui résistant toujours, chérissant mademoiselle, et la grondant sans cesse ; bonne au fond, mais point aimable… La signora Alezia vous a-t-elle reconnu ? — Nullement. — Je le crois ; j’ai eu bien de la peine moi-même à vous reconnaître. On change tant ! vous étiez si petit, si fluet ! — Mais pas trop, ce me semble ? — Et moi, continua Mandola avec une tristesse comique, j’étais si leste, si dégagé, si alerte, si joyeux ! Ah ! comme on vieillit !

Je me pris à rire en voyant combien l’on s’abuse sur les graces de sa jeunesse quand on avance en âge. Mandola était à peu près le même Hercule lombard que j’avais connu ; il marchait toujours de côté comme une barque qui louvoie, et l’habitude de ramer en équilibre à la poupe de la gondole lui avait fait contracter celle de ne jamais se tenir sur ses deux jambes à la fois. On eût dit qu’il se méfiait toujours de l’aplomb du sol, et qu’il attendait le flot pour varier son attitude. J’eus bien de la peine à abréger notre entretien ; il y prenait grand plaisir, et moi, j’éprouvais un bonheur douloureux à entendre parler de cet intérieur de famille où mon ame s’était ouverte à la poésie, à l’art, à l’amour et à l’honneur. Je ne pouvais me défendre d’une secrète joie pleine d’attendrissement et de reconnaissance en entendant le brave Lombard me raconter les longs regrets de Bianca après mon départ, sa santé long-temps altérée, ses larmes cachées, sa langueur, son dégoût de la vie ; puis elle s’était ranimée. Un nouvel amour avait effleuré son cœur. Un homme fort séduisant,