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LE MAROC.

braltar. Comme je gagnais le môle, ou plutôt les ruines du môle, détruit par les Anglais, pour monter dans la chaloupe, deux ou trois soldats maures vinrent rôder autour de moi d’un air méfiant ; c’était le capitaine du port qui les envoyait, afin de s’assurer que je n’embarquais rien de prohibé. J’avais acheté divers objets, quelques armes entre autres, que je fus obligé de cacher dans mon manteau, afin de les pouvoir emporter : celles qui ne purent être cachées, à cause de leur volume, restèrent à Tanger, afin d’être expédiées plus tard par contrebande. Entre toutes les choses dont l’exportation est interdite, les armes sont l’objet d’une surveillance particulière ; l’empereur en est si jaloux, qu’il aimerait autant, je crois, laisser sortir ses femmes que ses escopettes. Les préposés de la douane africaine ne s’émancipèrent pas cependant jusqu’à la visite ; les choses se passèrent comme au débarquement, oculis non manibus. Aussi le capitaine du port ne manqua-t-il pas de me faire demander la bonne main, sans plus de cérémonie qu’un cicérone italien. Le mot de Jugurtha sur les Romains de son temps peut être aujourd’hui rétorqué contre ses descendans avec la même énergie et la même vérité.

Toutes les formalités accomplies, on leva l’ancre enfin au son du violon, qui marquait la mesure, et l’on mit à la voile. La navigation du détroit de Gibraltar est fort délicate et même périlleuse, à raison des courans sous-marins dont il est sillonné ; les uns portent à la Méditerranée, les autres à l’Océan ; quelques-uns sont si forts, qu’ils triomphent des vents les plus contraires, et exposent souvent les pilotes inhabiles à de cruelles mésaventures. Le trajet n’est que de quelques heures ; mais si on se laisse gagner par le mauvais temps dans le détroit, on risque d’y être ballotté des semaines entières sans pouvoir prendre terre ni d’un côté ni de l’autre. Pendant que j’étais dans ces parages, un bâtiment français, parti de Gibraltar pour Tanger, par un temps passable, fut vingt-trois jours en mer dans l’état le plus déplorable, avant de pouvoir parvenir à sa destination. Quant à nous, nous fûmes plus heureux ; le temps était superbe, le vent favorable, et le ciel n’avait pas un nuage. Cette traversée, par un beau temps, est une partie de plaisir. Pour peu que l’atmosphère soit claire, on distingue les deux bords dans les moindres détails et ce double panorama est le plus magnifique spectacle qu’on puisse contempler. Des deux côtés, les montagnes ont un caractère imposant et sévère, et l’idée qu’on est là sur les confins de deux civilisations, de deux mondes, ajoute les prestiges de l’histoire à la grandeur du paysage.