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LE MAROC.

Ne pouvant marcher sur ses traces, j’attendais une occasion pour repasser en Europe. Il n’y avait pas un seul bâtiment en rade, et un vent d’ouest obstiné empêchait tous les arrivages de Gibraltar ; l’attente pouvait donc se prolonger beaucoup, et je tuais le temps comme je pouvais. J’étais logé dans une petite posada espagnole, établie pour les rares voyageurs que la curiosité attire à Tanger. De ma fenêtre, j’embrassais toute la Kassaba, dont le rude sentier était tout le jour couvert de femmes qui le descendaient et le montaient dans leur grand haïk blanc et la tête chargée pour la plupart de grandes amphores de terre qui servent à puiser l’eau. Ce tableau mouvant était pittoresque et singulier, et je passais de longues heures à ma croisée sans en pouvoir détacher mes yeux. Toutes ces femmes ressemblaient à celles du Poussin. M. Méchain, qui se montra jusqu’au bout le plus obligeant des hommes, n’avait pu me donner l’hospitalité chez lui, il bâtissait et sa maison était bouleversée de fond en comble ; mais il ne souffrit pas que je mangeasse ailleurs qu’à sa table ; et pendant tout mon séjour il mit à ma disposition un de ses chevaux et le soldat du consulat.

J’usai du premier largement, mais plus sobrement de l’autre. Dans mes longues promenades autour de la ville, j’avais remarqué, en traversant les villages et les adouars, que les femmes ne se cachaient de moi qu’à cause de lui ; il leur est assez indifférent, aux termes mêmes du Koran, de montrer leur visage à un chrétien, un infidèle n’est pas un homme ! et quand elles pouvaient échapper au regard du soldat qui galopait toujours devant moi, elles ne se faisaient aucun scrupule de lever leur voile sur mon passage. Je renonçai donc à mon incommode escorte, et je me hasardai à chevaucher seul dans la campagne. Tous les consuls eurent beau se récrier et me dire que je commettais une imprudence ; je laissai le vent emporter ces sinistres prophéties, et j’affrontai l’évènement. Je n’eus pas trop lieu de m’en repentir. Quand je tombais ainsi seul au milieu de quelque village, j’y remarquais bien un peu d’émotion : les enfans fuyaient en criant, les hommes accroupis en cercle pour deviser se taisaient tout à coup ; mais je passais vite et j’étais déjà bien loin quand les mauvaises pensées, s’ils en avaient, leur montaient au cerveau ; les plus intrépides à soutenir ma présence étaient les femmes, surtout si je les rencontrais seules. Ainsi mon but était rempli.

Un jour m’étant aventuré jusque près du village d’Ez-Zeitun au pied du Gebel-Kebir (mont grand), je me trouvai dans un pâturage solitaire ; un troupeau de brebis y paissait sous la garde de deux jeunes filles assises au bord d’un puits ; elles étaient seules ; je mis mon