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DE LA CHEVALERIE.

resque, et même souvent d’un amour qui n’était pas tout-à-fait chevaleresque, furent l’objet d’une sorte de religion. Je raconterai plus tard, en détail, la singulière histoire du troubadour Guillaume de Cabestaing et de la belle Marguerite ; c’est la même aventure que celle qu’on a mise en scène sous le nom de Coucy et de Gabrielle de Vergy. L’époux qui avait tiré de la trahison de sa femme une atroce vengeance méritait certainement d’être odieux ; mais dans le déchaînement qui soulève contre lui tout ce qui avait la prétention d’appartenir à la chevalerie, et dans la sympathie passionnée qui se déclara de toutes parts pour ces deux victimes, on sent une espèce de fanatisme. Il y eut, disent les anciens biographes des troubadours, une croisade de tous les amans contre l’époux ; le roi Alfonse vint de son royaume d’Aragon pour le combattre. Il fit enterrer Cabestaing et Marguerite devant la porte de l’église de Perpignan, et ce fut l’usage que les chevaliers du pays célébrassent le jour de leur mort, et que tous les vrais amans, hommes et femmes, priassent Dieu pour le salut de leur ame. Souvent l’indulgence et la sympathie sont poussées encore plus loin. L’auteur du poème de Tristan prend constamment, contre le roi Marc, le parti de Tristan et d’Iseult, malgré les reproches qu’ils ont à se faire ; tous ceux qui ont le malheur de donner au roi quelques avis de la bonne conduite des amans sont traités, dans le récit, avec la dernière aigreur, et l’auteur ne manque jamais de remarquer que Dieu les a punis, et qu’ils ont fait mauvaise fin. Dante aussi témoigne la plus tendre sympathie pour les amans célèbres que son orthodoxie le force à damner. Théologien gouverné par le dogme, il les livre à d’affreux supplices ; mais, poète nourri de la littérature et des sentimens chevaleresques, il leur voue une sorte de culte ; ils sont pour lui les victimes d’une religion et les martyrs d’une autre.

L’exaltation de l’amour fut poussée jusqu’à l’extravagance : ce qui se trouve dans les romans de chevalerie de plus insensé, je dirai presque ce qui se trouve de plus ridicule dans Don Quichotte, a été égalé dans la réalité. Un troubadour qui a eu des torts envers sa dame se fait arracher un ongle pour la désarmer. Elle exigeait cette étrange marque de son repentir.

Ulric de Lichtenstein ayant été blessé au doigt dans un tournoi entrepris en l’honneur de sa dame ; et celle-ci ne voulant pas croire à la réalité de sa blessure, il prend le parti de se couper le doigt et de le lui envoyer. Bernard de Vantadour dit, dans une de ses poésies, que l’amour enflamme tellement son cœur, qu’il pourrait aller sans vêtement et n’être pas incommodé par le froid. Ce qui est ici une