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exemple frappant de ce que la galanterie chevaleresque était au xiie siècle dans les mœurs et les idées provençales.

« Au poindre du jour, Gérard conduisit la reine sous un arbre à l’écart, et la reine menait avec elle deux comtes de ses amis et sa sœur Berthe. — Que dites-vous, femme d’empereur, fait alors Gérard, que dites-vous de l’échange que j’ai fait de vous pour un moindre sujet ? – Bien est-ce vrai, seigneur, vous m’avez fait impératrice et vous avez épousé ma sœur pour l’amour de moi ? Mais ma sœur, est-il vrai aussi, est un objet de haut prix et de grande valeur. Écoutez-moi, comtes Gervais et Berthelais, vous, ma chère sœur, confidente de mes pensées, et vous surtout, Jésus, mon rédempteur, je vous prends pour garans et pour témoins qu’avec cet anneau je donne à jamais mon amour au duc Gérard, et que je le fais mon sénéchal et mon chevalier. J’atteste devant vous tous que je l’aime plus que mon père et que mon époux, et, le voyant partir, je ne puis me défendre de pleurer.

« Dès ce moment dura sans fin l’amour de Gérard et de la reine l’un pour l’autre, sans qu’il y eût jamais de mal ni autre chose que tendre vouloir et secrètes pensées. »

Ce qui appartient ici aux mœurs provençales et au commencement du moyen-âge existait encore à la fin de cette époque, et se retrouve à une autre extrémité de l’Europe. Dans un récit fort curieux qu’un trouvère allemand du xive siècle, nommé Ulric de Lichtenstein, a publié sous le nom de Frauendienst, service des dames, et qui contient un récit de sa vie et de ses aventures, on trouve ce passage : « Je chevauchais vers un lieu où il m’arriva quelque chose de fort agréable vers mon épouse, qui m’était chère autant qu’il est possible, bien que j’eusse choisi une autre femme pour être ma dame. » Vous voyez que les sentimens conjugaux ne souffraient pas de singulier partage, et la preuve en est dans le roman même de Gérard de Roussillon. Gérard et Berthe sont fidèles l’un à l’autre et l’impératrice est fidèle à son époux ; le lien romanesque qui l’unit à Gérard subsiste jusqu’à la fin du roman, sans donner le moindre ombrage à Berthe ni à l’empereur.

L’amour chevaleresque étant identifié, dans l’opinion et dans la poésie, avec tout ce qui était élevé, étant le principe de toute générosité, de toute vaillance, de toute courtoisie, il en résultait un très grand respect et pour cet amour lui-même et pour tout ce qui lui ressemblait, pour tout ce qui portait son nom, mais n’était pas toujours digne de le porter, par suite une assez grande indulgence pour les égaremens de cette passion. Les héros, les martyrs de l’amour chevale-