Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 13.djvu/292

Cette page a été validée par deux contributeurs.
288
REVUE DES DEUX MONDES.

son amour que Médée tue son père et ses enfans, que Phèdre est conduite au meurtre et au suicide.

Ô haine de Vénus ! ô fatale colère !

Didon meurt pour qu’Énée exécute l’ordre des dieux et pour que la destinée de Rome s’accomplisse. Enfin, dans l’histoire romaine, s’il est un personnage dominé par l’ascendant d’une femme, et qui, sous ce rapport, ressemble à un chevalier du moyen-âge, c’est Antoine. Eh bien ! que produit son amour pour Cléopâtre ? Il l’entraîne fugitif avec elle sur les flots, et lui fait perdre l’empire du monde. Ainsi, chez les anciens, dans la fable et même dans l’histoire, l’amour est constamment un principe de mal, un obstacle au bien, un mauvais génie. L’amour chevaleresque, au contraire, est un bienfait du ciel ; c’est le complément de l’existence du chevalier ; sans lui, il ne peut rien ; avec lui et par lui, il peut tout. Ce sentiment, alors même qu’il n’est pas partagé, est encore un bien pour le chevalier : c’est un honneur pour moi, dit un troubadour parlant de sa dame, que son amour me gouverne. Puis ce sentiment, se répandant au dehors, aspire à glorifier son objet, et alors il produit de grandes aventures, de beaux faits d’armes. À tout moment, dans la littérature du moyen-âge, on voit cette association de l’amour et de la vaillance, le premier comme principe, comme cause constante de la seconde, et non-seulement dans les poètes, mais même dans les récits des chroniqueurs. Dans une chronique autrichienne, un vieux guerrier, le maréchal de Carinthie, exhortant son armée au moment du combat, s’étend longuement sur la nécessité, pour chacun des chevaliers présens, de combattre bravement, afin d’être agréables à leur dame : Accomplissez de tels faits d’armes, leur dit-il, que les dames, dans notre pays, disputent entre elles quel a été le plus vaillant.

L’amour n’était pas seulement le principe de la vaillance guerrière, mais encore de toutes les vertus, de toutes les qualités sociales, de tout ce qui produisait l’élégance et la délicatesse des mœurs ; de là le singulier emploi du mot amour, qui fut pris au moyen-âge dans un sens extrêmement étendu, extension dont on ne peut se rendre compte si on n’en connaît le motif. Ainsi, il existe en italien un ouvrage écrit au xive siècle, par Barberini, et qui est intitulé Enseignemens d’amour ; c’est un traité de savoir-vivre, de belles manières. Le principe de toute élégance, dans la sphère des idées chevaleresques, était l’amour, et le nom de la cause s’étendait à ses effets. Dans Froissart, le mot amoureux est souvent employé dans un sens très