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Deux évènemens inattendus changèrent tout à coup les choses. Frédéric était seul, un soir, dans sa chambre ; il vit entrer Bernerette. Elle était pâle, les cheveux en désordre ; une fièvre ardente faisait briller ses yeux d’un éclat effrayant ; contre l’ordinaire, sa parole était brève, impérieuse. Elle venait, disait-elle, sommer Frédéric de s’expliquer.

— Voulez-vous me tuer ? lui demanda-t-elle. M’aimez-vous ou ne m’aimez-vous pas ? Êtes-vous un enfant ? Avez-vous besoin des autres pour agir ? Êtes-vous fou de consulter votre père pour savoir s’il faut garder votre maîtresse ? Qu’est-ce que ces gens-là désirent ? Nous séparer. Si vous le voulez comme eux, vous n’avez que faire de leur avis, et si vous ne le voulez pas, encore moins. Voulez-vous partir ? emmenez-moi. Je n’apprendrai jamais un métier ; je ne peux pas rentrer au théâtre. Comment le pourrais-je, faite comme je suis ? Je souffre trop pour attendre ; décidez-vous.

Elle parla sur ce ton pendant près d’une heure, interrompant Frédéric dès qu’il voulait répondre. Il tenta en vain de l’apaiser. Une exaltation aussi violente ne pouvait céder à aucun raisonnement. Enfin, épuisée de fatigue, Bernerette fondit en larmes. Le jeune homme la serra dans ses bras ; il ne pouvait résister à tant d’amour. Il porta sa maîtresse sur son lit.

— Reste là, lui dit-il, et que le ciel m’écrase si je t’en laisse arracher ! Je ne veux plus rien entendre, rien voir, si ce n’est toi. Tu me reproches ma lâcheté, et tu as raison ; mais j’agirai, tu le verras. Si mon père me repousse, tu me suivras ; puisque Dieu m’a fait pauvre, nous vivrons pauvrement. Je ne me soucie ni de mon nom, ni de ma famille, ni de l’avenir.

Ces mots, prononcés avec toute l’ardeur de la conviction, consolèrent Bernerette. Elle pria son ami de la reconduire chez elle à pied ; malgré sa lassitude, elle voulait prendre l’air. Ils convinrent, pendant la route, du plan qu’ils avaient à suivre. Frédéric feindrait de se soumettre aux désirs de son père ; mais il lui représenterait qu’avec peu de fortune il n’est pas possible de se hasarder dans la carrière diplomatique. Il demanderait donc à achever son stage ; M. Hombert céderait vraisemblablement, à la condition que son fils oublierait ses folles amours. Bernerette, de son côté, changerait de quartier ; on la croirait partie. Elle louerait une petite chambre dans la rue de La Harpe, ou aux environs ; là, elle vivrait avec tant d’économie, que la pension de Frédéric suffirait pour tous deux. Dès que son père serait retourné à Besançon, il viendrait la rejoindre et demeurer avec elle.