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foyer ; à leur tournure et à leur langage, on s’apercevait que les femmes de bonne compagnie ne viennent plus à ces fêtes oubliées. Frédéric allait se retirer, lorsque un domino s’assit près de lui. Il reconnut Bernerette, et elle lui dit qu’elle n’était venue que dans l’espoir de le rencontrer. Il lui demanda ce qu’elle avait fait depuis qu’il ne l’avait vue ; elle lui répondit qu’elle avait l’espoir de rentrer au théâtre ; elle apprenait un rôle pour débuter. Frédéric fut tenté de l’emmener souper ; mais il pensa à la facilité avec laquelle il s’était laissé entraîner, à son retour de Besançon, par une occasion pareille ; il lui serra la main, et sortit seul de la salle.

On a dit que le chagrin vaut mieux que l’ennui ; c’est un triste mot malheureusement vrai. Une ame bien née trouve contre le chagrin, quel qu’il soit, de l’énergie et du courage ; une grande douleur est souvent un grand bien. L’ennui, au contraire, ronge et détruit l’homme ; l’esprit s’engourdit, le corps reste immobile, et la pensée flotte au hasard. N’avoir plus de raison de vivre est un état pire que la mort. Quand la prudence, l’intérêt et la raison s’opposent à une passion, il est facile au premier venu de blâmer justement celui que cette passion entraîne. Les argumens abondent sur ces sortes de sujets, et, bon gré mal gré, il faut qu’on s’y rende. Mais quand le sacrifice est fait, quand la raison et la prudence sont satisfaites, quel philosophe ou quel sophiste n’est au bout de ses argumens ? et que répondre à l’homme qui vous dit : — J’ai suivi vos conseils, mais j’ai tout perdu ; j’ai agi sagement, mais je souffre ?

Telle était la situation de Frédéric. Bernerette lui écrivit deux fois. Dans sa première lettre, elle lui disait que la vie lui était devenue insupportable ; elle le suppliait de venir la voir de temps en temps, et de ne pas l’abandonner entièrement. Il se défiait trop de lui-même pour se rendre à cette demande. La seconde lettre vint quelque temps après. « J’ai revu mes parens, disait Bernerette, et ils commencent à me traiter plus doucement. Un de mes oncles est mort, et nous a laissé quelque argent. Je me fais faire, pour mon début, des costumes qui vous plairont, et que je voudrais vous montrer. Entrez donc un instant chez moi, si vous passez devant ma porte. » Frédéric, cette fois, se laissa persuader. Il fit une visite à son amie ; mais rien de ce qu’elle lui avait annoncé n’était vrai. Elle n’avait voulu que le revoir. Il fut touché de cette persévérance ; mais il n’en sentit que plus tristement la nécessité d’y résister. Aux premières paroles qu’il prononça pour revenir sur ce sujet, Bernerette lui ferma la bouche.