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Mais Bernerette était toujours seule ; assise au coin du feu pendant le jour, elle peignait ses longs cheveux qui lui tombaient sur les épaules ; s’il était nuit quand Frédéric sonnait, elle accourait à demi nue, les yeux fermés et le rire sur les lèvres ; elle se jetait à son cou encore endormie, rallumait le feu, tirait de l’armoire de quoi souper, toujours alerte et prévenante, ne demandant jamais d’où venait son amant ; qui aurait pu résister à une vie si douce, à un amour si rare et si facile ? Quels que fussent les soucis de la journée, Frédéric s’endormait heureux, et pouvait-il s’éveiller triste, lorsqu’il voyait sa joyeuse amie aller et venir par la chambre, préparant le bain et le déjeuner ?

S’il est vrai que de rares entrevues et des obstacles sans cesse renaissans rendent les passions plus vivaces et prêtent au plaisir l’intérêt de la curiosité, il faut avouer aussi qu’il y a un charme étrange, plus doux, plus dangereux peut-être, dans l’habitude de vivre avec ce qu’on aime. Cette habitude, dit-on, amène la satiété ; c’est possible, mais elle donne la confiance, l’oubli de soi-même, et lorsque l’amour y résiste, il est à l’abri de toute crainte. Les amans qui ne se voient qu’à de longs intervalles, ne sont jamais sûrs de s’entendre ; ils se préparent à être heureux, ils veulent se convaincre mutuellement qu’ils le sont, et ils cherchent ce qui est introuvable, c’est-à-dire des mots pour exprimer ce qu’ils sentent ; ceux qui vivent ensemble n’ont besoin de rien exprimer ; ils sentent en même temps, ils échangent des regards, ils se serrent la main en marchant ; ils connaissent seuls une jouissance délicieuse, la douce langueur des lendemains ; ils se reposent des transports de l’amour dans l’abandon de l’amitié ; j’ai quelquefois pensé à ces liens charmans en voyant deux cygnes sur une eau limpide se laisser emporter au courant.

Si un mouvement de générosité avait entraîné d’abord Frédéric, ce fut l’attrait de cette vie nouvelle pour lui qui le captiva. Malheureusement pour l’auteur de ce conte, il n’y a qu’une plume comme celle de Bernardin de Saint-Pierre qui puisse donner de l’intérêt aux détails familiers d’un amour tranquille. Encore cet habile écrivain avait-il, pour embellir ses récits naïfs, les nuits ardentes de l’Île de France, et les palmiers dont l’ombre frissonnait sur les bras nus de Virginie. C’est en présence de la plus riche nature qu’il nous peint ses héros ; dirai-je que les miens allaient tous les matins au tir du pistolet de Tivoli, de là chez leur ami Gérard, de là quelquefois dîner chez Véry, et ensuite au spectacle ? dirai-je que lorsqu’ils étaient las, ils jouaient aux dames au coin du feu ? qui voudrait lire