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satisfait, ou l’espoir d’être plus ou moins long-temps votre amant. Je ne puis accepter ni l’un ni l’autre, signora. Vivre en face l’un de l’autre, pleins d’une passion toujours ardente et jamais assouvie, s’aimer avec crainte et réserve, et se défier de soi-même autant que de l’objet aimé, c’est se soumettre volontairement à une souffrance insupportable, parce qu’elle n’a ni sens, ni espoir, ni but. Quant à vous posséder comme amant, quand je le pourrais, je ne le voudrais pas. Trop d’inquiétudes assiégeraient mon bonheur pour qu’il pût être complet. D’un côté, j’aurais toujours peur de vous compromettre ; je ne dormirais pas avec la crainte de devenir pour vous la cause d’un grand chagrin ou d’une ruine complète ; le jour je passerais mes heures à rechercher tous les accidens qui pourraient amener votre malheur et par conséquent le mien, et la nuit je perdrais le temps de nos rendez-vous à trembler au bruit d’une feuille emportée par le vent, ou au cri d’un oiseau de nuit. Que sais-je ? tout me serait un épouvantail. Et pourquoi jeter ainsi ma vie en proie à mille vains fantômes ? pour un amour dont je ne pourrais jamais prévoir la durée, et qui ne compenserait pas les incertitudes de la journée par la sécurité du lendemain ; car tôt ou tard, il faut bien le dire, signora, vous vous marieriez. Et ce serait avec un autre ; ce serait avec un homme noble et riche comme vous. Cela vous coûterait, je le sais ; je sais que votre ame est généreuse et sincère ; vous éprouveriez un vif désir de me rester fidèle, et votre cœur se révolterait à la pensée de prononcer un mot qui dût tuer, sinon ma vie, au moins tout mon bonheur. Mais les continuelles obsessions de votre famille, l’obligation même de veiller à votre réputation, tout vous pousserait malgré vous à prendre ce parti. Vous lutteriez long-temps peut-être et fortement, mais vous souffririez d’autant plus ; votre affection pour moi serait toujours douce et tendre, mais moins expansive : et moi qui verrais vos chagrins, et qui ne suis pas homme à accepter de longs et pénibles sacrifices sans les rendre, je vous forcerais moi-même, en m’éloignant, à ce mariage devenu nécessaire, aimant mieux vouer ma destinée tout entière à la douleur que de changer la vôtre par une lâcheté. Voilà, signora, ce que j’avais à vous dire, et vous devez comprendre maintenant pourquoi je crains que cet amour ne soit un malheur pour moi.

Elle m’avait écouté dans le calme le plus parfait et le plus grand silence. Quand j’eus fini de parler, elle ne changea rien à son attitude. Seulement, comme je l’observais attentivement, je crus remarquer sur son visage l’expression d’une profonde incertitude. Je me dis