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comme on prend sa canne et son chapeau. Bref, il assista à tous les travers, à tous les plaisirs de cette vie légère, insouciante, à l’abri de la tristesse, que mènent seuls quelques élus qui ne semblent appartenir que par la jouissance au reste de la race humaine.

Il commença par s’en trouver bien, en ce qu’il y perdit toute humeur chagrine et tout souvenir importun. Et, en effet, il n’y a pas moyen, dans une sphère pareille, d’être seulement préoccupé. Il faut se divertir ou s’en aller ; mais Frédéric se fit tort en même temps en ce qu’il y perdit la réflexion et ses habitudes d’ordre, la suprême sauve-garde. Il n’avait pas de quoi jouer long-temps, et il joua ; son malheur voulut qu’il commençât par gagner, et sur son gain il eut de quoi perdre. Il était habillé par un vieux tailleur de Besançon qui, depuis nombre d’années, servait sa famille ; il lui écrivit qu’il ne voulait plus de ses habits, et il prit un tailleur à la mode. Il n’eut bientôt plus le temps d’aller au Palais ; comment l’aurait-il eu avec des jeunes gens qui, dans leur désœuvrement affairé, n’ont pas le loisir de lire un journal ? Il faisait donc son stage sur le boulevart ; il dînait au café, allait au bois, avait de beaux habits et de l’or dans ses poches ; il ne lui manquait qu’un cheval et une maîtresse, pour être un dandy accompli.

Ce n’est pas peu dire, il est vrai ; au temps passé, un homme n’était homme, et ne vivait réellement, qu’à la condition de posséder trois choses, un cheval, une femme et une épée. Notre siècle prosaïque et pusillanime a d’abord, de ces trois amis, retranché le plus noble, le plus sûr, le plus inséparable de l’homme de cœur. Personne n’a plus l’épée au côté ; mais, hélas ! peu de gens ont un cheval, et il y en a qui se vantent de vivre sans maîtresse.

Un jour que Frédéric avait des dettes urgentes à payer, il s’était vu forcé de faire quelques démarches auprès de ses compagnons de plaisir qui n’avaient pu l’obliger. Il obtint enfin, sur son billet, trois mille francs d’un banquier qui connaissait son père. Lorsqu’il eut cette somme dans sa poche, se sentant joyeux et tranquille après beaucoup d’agitation, il fit un tour de boulevart avant de rentrer chez lui. Comme il passait au coin de la rue de la Paix pour s’en revenir par les Tuileries, une femme qui donnait le bras à un jeune homme se mit à rire en le voyant ; c’était Bernerette. Il s’arrêta et la suivit des yeux ; de son côté, elle tourna plusieurs fois la tête ; il changea de route sans trop savoir pourquoi, et s’en fut au café de Paris.

Il s’y était promené une heure, et il montait pour aller dîner, quand Bernerette passa de nouveau. Elle était seule ; il l’aborda, et lui de-