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FRÉDÉRIC ET BERNERETTE.

lui, et qu’enfin il faut oublier ce qu’il est impossible de réparer. Il commença à trouver du plaisir à voir tous les jours Mlle Darcy ; elle lui parut plus belle qu’au premier abord. Il ne changea pas de conduite auprès d’elle ; mais il mit peu à peu dans ses discours et dans ses protestations d’amitié une chaleur à laquelle on ne pouvait se méprendre. Aussi la jeune personne ne s’y méprit-elle pas ; l’instinct féminin l’avertit promptement de ce qui se passait dans le cœur de Frédéric. Elle en fut flattée et presque touchée ; mais, soit qu’elle fût plus constante que lui, soit qu’elle ne voulût pas revenir sur sa parole, elle prit la détermination de rompre entièrement avec lui, et de lui ôter toute espérance. Il fallait attendre pour cela qu’il s’expliquât plus clairement, et l’occasion s’en présenta bientôt.

Un soir que Frédéric s’était montré plus enjoué qu’à l’ordinaire, Mlle Darcy, pendant qu’on prenait le thé, alla s’asseoir dans une petite pièce reculée. Une certaine disposition romanesque, qui est souvent naturelle aux femmes, prêtait ce jour-là à son regard et à sa parole un attrait indéfinissable. Sans se rendre compte de ce qu’elle éprouvait, elle se sentait la faculté de produire une impression violente, et elle cédait à la tentation d’user de sa puissance, dût-elle en souffrir elle-même. Frédéric l’avait vue sortir ; il la suivit, s’approcha, et après quelques mots sur l’air de tristesse qu’il remarquait en elle :

— En bien ! mademoiselle, lui dit-il, pensez-vous que le jour approche où il faudra nous déclarer d’une manière positive ? Avez-vous trouvé quelque moyen d’éluder cette nécessité ? Je viens vous consulter là-dessus. Mon père me questionne sans cesse, et je ne sais plus que lui répondre. Que puis-je objecter contre cette alliance, et comment dire que je ne veux pas de vous ? Si je feins de vous trouver trop peu de beauté, de sagesse ou d’esprit, personne ne voudra me croire. Il faut donc que je dise que j’en aime une autre, et plus nous tarderons, plus je mentirai en le disant. Comment pourrait-il en être autrement ? Puis-je impunément vous voir sans cesse ? L’image d’une personne absente peut-elle, devant vous, ne pas s’effacer ? Apprenez-moi donc ce qu’il me faut répondre, et ce que vous pensez vous-même. Vos intentions n’ont-elles pas changé ? Laisserez-vous votre jeunesse se consumer dans la solitude ? Resterez-vous fidèle à un souvenir, et ce souvenir vous suffira-t-il ? Si j’en juge d’après moi, j’avoue que je ne puis le croire ; car je sens que c’est se tromper que de résister à son propre cœur et à la destinée commune, qui veut qu’on oublie et qu’on aime. Je tiendrai ma parole, si vous l’ordonnez ;