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Pendant six semaines environ, Frédéric ne travailla guère. Sa thèse commencée restait sur sa table ; il y ajoutait une ligne de temps en temps. Il savait que, si l’envie de s’amuser lui venait, il n’avait qu’à ouvrir sa croisée ; Bernerette était toujours prête ; et quand il lui demandait comment elle jouissait de tant de liberté, elle lui répondait toujours que cela ne le regardait pas. Il avait dans son tiroir quelques économies qu’il dépensa rapidement. Au bout de quinze jours, il fut obligé d’avoir recours à un ami pour donner à souper à sa maîtresse.

Quand cet ami, qui se nommait Gérard, apprit le nouveau genre de vie de Frédéric. — Prends garde à toi, lui dit il, tu es amoureux. Ta grisette n’a rien, et tu n’as pas grand’chose ; je me défierais, à ta place, d’une comédienne de province ; ces passions-là mènent plus loin qu’on ne pense.

Frédéric répondit en riant qu’il ne s’agissait point d’une passion, mais d’une amourette passagère. Il raconta à Gérard comment il avait fait connaissance, par sa croisée, avec Bernerette. C’est une fille qui ne pense qu’à rire, dit-il à son ami ; il n’y a rien de moins dangereux qu’elle, et rien de moins sérieux que notre liaison.

Gérard se rendit à ces raisons, et engagea cependant Frédéric à travailler. Celui-ci assura que sa thèse allait être bientôt terminée, et, pour n’avoir pas fait un mensonge, il se mit en effet à l’ouvrage pendant quelques heures ; mais le soir même Bernerette l’attendait. Ils allèrent ensemble à la Chaumère, et le travail fut laissé de côté.

La Chaumière est le Tivoli du quartier latin ; c’est le rendez-vous des étudians et des grisettes. Il s’en faut que ce soit un lieu de bonne compagnie, mais c’est un lieu de plaisir : on y boit de la bière et on y danse ; une gaieté franche, parfois un peu bruyante, anime l’assemblée. Les élégantes y ont des bonnets ronds, et les fashionables des vestes de velours ; on y fume, on y trinque, on y fait l’amour en plein air. Si la police interdisait l’entrée de ce jardin aux créatures qu’elle enregistre, ce serait peut-être là seulement que se retrouverait encore à Paris cette ancienne vie des étudians, si libre et si joyeuse, dont les traditions se perdent tous les jours.

Frédéric, en sa qualité de provincial, n’était pas homme à faire le difficile sur les gens qu’il rencontrait là ; et Bernerette, qui ne voulait que se divertir, ne l’en eût pas fait apercevoir. Il faut un certain usage du monde pour savoir où il est permis de s’amuser. Notre heureux couple ne raisonnait pas ses plaisirs ; quand il avait dansé toute la soirée, il rentrait fatigué et content. Frédéric était si novice, que