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au néant la théorie même. Veut-on, par un seul exemple, juger combien sont profondes les différences qui nous séparent de son radicalisme évangélique ?

Quand M. de La Mennais dit que le peuple a le droit de vivre et de se développer, nous disons : Oui ; mais quand il ajoute qu’il a le droit, à l’heure qu’il est, de gouverner la société, nous répondons : Non. Tout homme a le droit de ne pas mourir de faim, et la société est en faute quand un individu tombe d’inanition et périt de détresse. Tout homme a encore un droit imprescriptible à l’éducation et au travail, et la société lui doit les méthodes de l’éducation et les instrumens du travail. Mais au-delà le droit de l’individu ne peut s’accroître qu’avec le développement même de son intelligence.

La société doit aujourd’hui non pas livrer au peuple un pouvoir dont il ne saurait se servir que d’une manière mortelle pour lui-même et pour tous les intérêts, mais lui donner une éducation qui le mène successivement à tous les degrés de la puissance et de la souveraineté sociale. M. de La Mennais dit dans son livre[1], en s’adressant au peuple : « Quand vous aurez reconquis votre droit, si vous en usez avec sagesse, le monde changera de face. » Et quelle est la condition nécessaire de la sagesse du peuple, si ce n’est la science ? La distribution de la science au peuple doit donc précéder son initiation au pouvoir.

Pourquoi l’astre de la science ne se lève-t-il point sur l’horizon du monde ténébreux où l’on t’a relégué ? demande M. de La Mennais au peuple[2]. Voilà la véritable, et aujourd’hui la seule question à poser. Le peuple est ignorant : il faut qu’il cesse de l’être et à mesure que cette ignorance décroîtra, son droit à la puissance grandira d’autant plus. Nous reconnaissons la souveraineté du peuple, mais nous l’identifions avec la souveraineté de l’esprit humain, et, par une conséquence naturelle, nous voulons instruire le peuple avant de le couronner. M. de La Mennais, entraîné par de nobles passions, veut, du sein de l’extrême misère, pousser le peuple à l’extrême grandeur ; chez lui, le sentiment l’emporte sur la raison ; il y a surtout dans son talent de la colère et de la charité ; il hait et il aime tour à tour les hommes et les choses plus qu’il ne les juge et ne les comprend.

Si M. de La Mennais n’a pas vu qu’il était impossible de fonder le droit social sans l’intervention première de l’intelligence, qui seule peut

  1. Pag. 85.
  2. Pag. 65.