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de mort ; car c’était là l’idée fixe de ses derniers momens, dans le délire comme dans les intervalles de lucidité.

Mais, quelles que fussent sa pauvreté et ses inquiétudes constantes comme père de famille, jamais elles ne purent dompter son esprit d’indépendance, ni tempérer l’excès de sa délicatesse. Le succès de ses publications avait été brillant, et il pouvait exiger un prix avantageux de ses nouvelles productions. Dans l’année 1765, l’éditeur d’un journal de Londres, jouissant d’un grand crédit littéraire, lui offrit en échange d’une pièce de vers par semaine, 52 guinées par an ; mais il refusa par fierté, non par paresse, comme on pourrait le croire d’un poète ; car, à cette époque même et depuis plusieurs années, il donnait gratuitement ses belles poésies lyriques au Muséum de Johnson ; et c’est en vain que Thomson insistait pour lui faire accepter le prix de sa coopération si active au recueil des mélodies écossaises. Dans sa pensée, c’eut été prostituer sa muse, et il ne voulut recevoir, en dédommagement de sa peine, qu’un exemplaire de ses ravissantes poésies.

Je me trompe : il reçut de l’argent. La destinée, indignée de se voir tenir tête, jura de le faire plier. Un chapelier, à qui il devait un compte, s’étant aperçu qu’il allait mourir, lui intenta un procès, et allait infailliblement le faire arrêter. Cette idée d’un emprisonnement dans l’état déplorable de santé où il était, la crainte d’être séparé de sa famille avant l’éternelle séparation, faillirent lui ôter la raison, et le forcèrent de recourir à Thomson qu’il avait si obstinément refusé. Il lui écrivit une lettre touchante où il réclame de lui, à titre d’avance, une misérable somme de 5 livres sterling.

N’est-ce pas un exemple décourageant, une pensée désolante ? Le malheur fait de vous sa proie. Au milieu de vos tortures, un seul sentiment vous soutient, celui de votre dignité. Pour le conserver pur et intact dans votre ame, vous aggravez vos souffrances, vous vous imposez mille privations, à vous et aux vôtres, sacrifiant tout à votre propre estime ; et un jour arrive où cette dernière consolation vous échappe, où votre délicatesse n’est plus qu’une prétention ridicule et mal soutenue, et où tous les sentimens grossiers sont absous et vengés par votre défaite ! Lord Byron se promit de ne pas tirer parti de sa plume, et lui riche et pair d’Angleterre, lui Anglais et poète, lui quatre fois orgueilleux, il fut forcé de se manquer de parole. Que son exemple te console