furent poètes. Plus d’un noble cœur, en les entendant, a battu sous la cuirasse ; plus d’un homme de fer a pleuré sous sa visière. Eux-mêmes, que de fois n’ont-ils pas été troublés et exaltés par l’écho de leur voix ! Ouvriers de génie, ils sont morts secrètement, sans souci, confians dans le maître qui devait couronner après eux leurs travaux commencés ; et le maître n’est pas venu, et plus vains que les fables qu’ils ont chantées, personne n’a achevé leur œuvre, ni ne se souvient de leur œuvre ; et aujourd’hui tant d’efforts, tant de saintes inventions des peuples, tant de vaillantes images, tant d’héroïques traditions, bien faites pour encourager et enhardir à tout jamais le cœur des hommes, resteront évanouies, parce qu’il a manqué une bouche pour les répéter et leur prêter le secours souvent profane de l’art. La Babel du moyen-âge a été élevée jusqu’à effleurer le ciel ; mais avant de le toucher, elle a croulé en cendres, et ceux qui en montrent les restes doivent s’apprêter à être raillés par une postérité incrédule.
Le fatalisme historique, je le sais bien, démontrera magistralement que si cette œuvre a manqué, ç’a été pour le plus grand bien des générations suivantes et de la nôtre, en particulier ; que c’eût été un immense malheur pour la France de posséder un poème dantesque, lequel eût imposé à sa langue le sceau du moyen-âge, et l’eût inféodée comme l’italienne à l’imagination et à la poésie. Nous conviendrons, tant qu’on voudra, que la France a couru cet énorme danger ; et même en secret, les portes closes, nous regretterons de n’avoir pas à endurer cette infortune.
Au reste, ces rapsodies n’ayant pas été recueillies quand le génie des temps le permettait, elles durent promptement se transformer et disparaître. Les poètes du moyen-âge croyaient sincèrement avoir exprimé tout ce qu’ils voyaient ou sentaient dans leurs cœurs. Les hommes auxquels ils s’adressaient le croyaient avec eux. Mais le jour où les salles des châteaux se dépeuplèrent, où le concours d’objets qui donnait à ces fêtes de poésie une puissance éphémère vint à changer, ce jour-là, il ne resta qu’une ébauche monotone et muette, à la place de l’épopée qu’avaient entendue ou cru entendre les hommes d’un autre siècle. À mesure que la société féodale déclina, ses poèmes, déchus des vers à la prose, disparurent comme elle. La France ne devait avoir ni sa charte des barons comme l’Angleterre, ni sa Comédie divine comme l’Italie.