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POÈTES ÉPIQUES.

le pré en devisant comme de vieux amis. Voilà le seigneur féodal dans ses rapports avec Dieu. Tout cela n’est-il pas singulièrement grand, fier, énergique ? Le tremblement de ces deux hommes invincibles devant le séraphin désarmé[1], n’est-ce pas là une invention dans le vrai goût de l’antiquité, non romaine, mais grecque ; non byzantine, mais homérique ? Or, il y en a un grand nombre de ce genre dans les trouvères.

Si l’on demande quel rang ils occupent dans l’art, à moins d’être ébloui par le fanatisme commun aux érudits, on ne peut les mettre au rang des poètes des âges savans et cultivés. Leur place est celle des rapsodes avant Homère, ou des peintres toscans avant Giotto et Orcagna. Quelques-uns d’eux avouent franchement que leur art est surtout un métier, et l’auteur des Quatre fils Aymon termine en demandant or et argent assez


Pour donner aux fillettes et maint bon compagnon.
Car c’est tout ce qu’il aime ; que vous célerait-on ?


Il est certain que les trouvères résumaient des chroniques fabuleuses auxquelles ils ajoutaient de leur chef peu de circonstances vraiment nouvelles. Les personnages et les types principaux qui doivent remplir la scène épique ont été créés ou plutôt évoqués par eux. Les temps qui suivront accepteront tous ces types et n’y en ajouteront pas un seul. Mais l’art n’a point encore réellement varié ces figures. Sous leurs casques, tous les chevaliers sont semblables ; et la poésie, sans nuances, sans expression individuelle, tient encore comme Clorinde sa visière baissée. Le nain parle comme le géant, le seigneur comme le serf ; formes à moitié ébauchées, qui ne peuvent se soulever de l’abîme, chaos balbutiant d’où doit sortir le monde de Dante, d’Arioste, de Boccace, de Spenser, de Caldéron, de Shakspeare. Au milieu de cette création à demi née, vrai pandemonium de l’épopée, où toutes les larves s’agitent, c’est à peine si le caractère de chaque trouvère peut être distingué. Plusieurs générations continuent l’une après l’autre le même poème, et la différence des hommes et des temps ne devient pas plus sensible. Œuvres sans auteurs, elles appar-

  1. Voilà un sujet de tableau tout trouvé. Il me semble fait pour tenter un grand peintre.