cela, leur langue de fer les secondait à merveille ; pauvre en moralités, singulièrement riche et à l’aise, quand il s’agit d’armures, de hauberts rompus et démaillés, de sang vermeil, de vassaux navrés et de cervelles répandues. Aussi, au milieu de leurs interminables épopées, où souvent ils sommeillent comme leur ancêtre Homère, le signal de la bataille est-il toujours pour eux le réveil du génie. Un enthousiasme sincère les possède ; ils trouvent des lumières soudaines au plus fort de la mêlée. On pourrait leur appliquer ce que Napoléon disait de l’un de ses lieutenans : ils excellent à communiquer l’étincelle électrique aux hommes et aux chevaux. Des prouesses d’imagination les égalent à leurs héros, car ils sont eux-mêmes les chevaliers errans de l’art et de la poésie. Malgré toutes les difficultés d’un idiome embarrassé, leurs fières fantaisies éclatent par grands traits, comme la Durandal hors du fourreau. Sans le secours de l’art, ils combattent, à proprement dire, nus et sans armes ; et par la seule vaillance de la pensée, ils s’élèvent à un sublime naïf que l’on n’a plus retrouvé depuis eux. Qu’importe, direz-vous ? ils mentaient aux événemens. Oui, mais encore une fois, sous ce mensonge, il y avait une vérité plus vraie que l’histoire ; et dans ces vers incultes, vous respirez le génie de la force indomptée, de l’orgueil suprême, qui s’emparait de l’homme dans la solitude des donjons, d’où il voyait à ses pieds la nature abaissée et corvéable. Poésie, non d’aigles de l’Olympe, mais de milans et d’éperviers des Gaules.
Roland, à Roncevaux, est resté seul vivant de toute l’arrière-garde avec l’archevêque Turpin. Les Sarrasins vont l’atteindre. L’archevêque est descendu dans la vallée pour lui chercher à boire. Roland évanoui se relève sur son séant ; il sonne de son cor d’ivoire pour appeler Charlemagne à son secours. Dans ce dernier moment, il adresse ses adieux à son épée, sa fameuse Durandal. De peur qu’elle ne tombe entre les mains des mécréans, il veut la rompre contre le rocher ; mais c’est le rocher qui se brise. À la fin il l’enfonce jusqu’à la garde dans le granit ; il la met en pièces en la tournant dans ses mains. Après cela il souffle de nouveau dans son cor jusqu’à ce que sa poitrine se brise. Et ce grand cri, plus fort que celui d’Achille, retentit dans toute la chevalerie et la noblesse de France jusqu’à la fin du moyen-âge. Voilà l’individualité du grand vassal, seul avec lui-même et son épée.