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nous demanderons si ce n’est pas au pouvoir de se montrer armé de cette prévision sociale dont une réunion fortuite de simples particuliers sera souvent dépourvue. Or le ministère a-t-il été fort politique et fort prévoyant quand il a renvoyé le jugement de l’affaire de Strasbourg à la ville même qui en avait été le théâtre ? Il s’était mis d’abord au-dessus des lois par une mesure politique que nous ne blâmons pas en elle-même, mais que rendait sur-le-champ fausse et dangereuse le renvoi des autres accusés devant la juridiction populaire des jurés. La distraction du prince Louis devait avoir pour conséquences l’attribution du procès à la chambre des pairs, et la demande d’un bill d’indemnité à la chambre des députés. Loin de là ; on prend en même temps les mesures les plus contradictoires ; d’un côté on frappe un coup d’état, de l’autre on se met à courtiser le droit commun et le jury en lui déférant une affaire que sa gravité politique renvoyait naturellement devant un autre tribunal. Cette imprudente conduite a amené un résultat que nous croyons unique dans les annales modernes ; on a vu des hommes qui, de leur propre aveu, avaient attenté à la souveraineté, déclarés innocens par des jurés qui n’ont point entendu par leur verdict se constituer eux-mêmes en révolte contre le souverain. Mais ce qui suit est plus étrange encore : parce que le ministère a mal gouverné, il se met à prendre l’offensive contre la législation ; parce qu’il s’est mal servi des lois qui sont en vigueur et à sa disposition, il veut les changer et les bouleverser à sa fantaisie.

Il est malheureux qu’en France, depuis cinquante ans, les gouvernemens ne puissent se guérir de la manie de toujours déplacer et dénaturer la justice. Cependant dans nos dissensions, dans nos débats un peu sceptiques sur la valeur des institutions politiques, où est l’ancre de salut, si ce n’est dans le sentiment du droit et de la justice ? Propagez dans l’esprit des peuples cette idée que la justice est chose changeante et peut être modifiée tant à la fantaisie des vainqueurs qu’au détriment des vaincus, quelle vérité sociale restera debout ? Aurait-on bonne grâce désormais à reprocher à la restauration ses cours prévôtales, et à la terreur ses tribunaux révolutionnaires ? Le ministère demande que, dans le cas d’un complot commun à des militaires et à des citoyens, le citoyen n’entraîne plus le soldat devant le jury, mais que dorénavant les juridictions soient disjointes, que le conseil de guerre juge le soldat et le jury le citoyen. C’est ôter au jury une partie de ses attributions naturelles, au soldat ce qui lui restait de ses droits de citoyen ; c’est dépouiller la justice de sa généralité impartiale, et la faire descendre pour les militaires à une spécialité exceptionnelle. Et puis se figure-t-on ces deux juridictions civile et militaire en présence pour juger le même fait, s’obser-