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Thou. Il nous semble qu’on trouverait peu d’exemples d’une pareille résolution dans la vie des écrivains et des artistes, pour qui, en définitive, la science et l’art sont plutôt un moyen qu’une fin arrêtée et prévue. M. Raynouard, l’aîné d’une famille où les mœurs patriarcales s’étaient conservées comme par tradition des premiers temps, et à laquelle il voulait laisser son honorable aisance, alla se fixer au barreau de Draguignan. Sa science profonde du droit et la lucidité d’un jugement toujours sain ne tardèrent pas à lui attirer une clientelle si nombreuse, qu’il donnait ses consultations même au bain. Comment l’écrivain ne disparut-il pas sous la robe du légiste, au milieu des cliens et des dossiers ? Comment l’idée fixe et secrète d’une carrière littéraire, ainsi reculée dans l’avenir, ne s’effaça-t-elle pas peu à peu sous les intérêts réels de chaque instant, sous les préoccupations positives et sans cesse renaissantes d’une vie d’avocat en province ? Les projets les plus sincères de l’homme, ses désirs les plus ardens, s’usent et disparaissent si vite au milieu d’une existence entièrement vouée à un seul but, qu’on ne peut expliquer cette persévérance constante, cette volonté toujours debout au milieu des influences contraires de la vie de chaque jour, que par la rare fermeté qui caractérisait M. Raynouard. On conçoit très bien que le malheur soit un aiguillon de plus pour le poète décidé à atteindre sa fin ; mais qu’on prélève quinze ans d’existence laborieuse et positive au commencement de la vie d’un écrivain, et que, ces années révolues, on le voie abandonner sa position sociale et recommencer, avec une nouvelle vigueur et sans fatigue, une carrière où les plus enthousiastes et les plus ardens se lassent, c’est chose au moins peu ordinaire, et qui indique une vocation, sinon immédiate et d’élan, au moins réfléchie intérieurement et dès long-temps décidée.

En 1791, l’occasion s’offrit pour M. Raynouard, avocat au parlement d’Aix, de se produire et d’être utile à son pays ; il l’accepta volontiers, et fut nommé suppléant à l’assemblée législative. Mais la révolution marchait vite, et après les évènemens du 31 mai 1793, M. Raynouard, qui s’était retiré en Provence, fut arrêté par le parti de la Montagne, et amené à Paris en charrette, puis jeté dans les prisons de l’Abbaye, où on l’oublia heureusement, pour l’en tirer au 9 thermidor. C’est au sortir des cachots de la terreur, dans un petit logement de la rue Pavée-Saint-André-des-Arts, no 12, et peut-être, comme nous inclinerions assez à le croire, sous les verrous même de l’Abbaye, que l’auteur des Templiers écrivit, à trente ans, sa première tragédie, Caton d’Utique, imprimée bientôt à quarante exemplaires, détruits en partie plus tard. Bien peu des amis de M. Raynouard connaissent cette œuvre, et ceux-là seuls qui l’entouraient de plus près, et qui avaient une plus large part à ses confidences littéraires si ré-