Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 9.djvu/210

Cette page a été validée par deux contributeurs.
206
REVUE DES DEUX MONDES.

règles qui régissent un état normal ; le champ de l’infini s’ouvre à ses fantaisies ; c’est à sa prudence de fixer les limites où elle juge à propos de s’arrêter. C’est affaire de tact et de discernement. Rien n’est là pour la retenir et l’empêcher de se perdre, si elle ne sait se retenir elle-même.

Quand un esprit s’est mis ainsi hors la loi, quand il agit dans la plénitude de ses forces et de son indépendance absolue, il a sans doute à sa disposition des moyens bien plus puissans, une facilité d’exécution bien plus grande. Ce sont des moyens et des facilités que les plus sages redoutent ; mais M. Janin, esprit impatient de tout frein, même du frein de son idée qu’il ne peut porter, ni long-temps, ni bien loin ; M. Janin, tel que nous l’avons vu, perdrait tout son nerf, tout son coloris, et ne gagnerait probablement rien en échange, s’il s’astreignait à une sujétion quelconque. Il a d’ailleurs une finesse de sens et une prestesse de style qui le sauvent toujours à temps. Au moment où vous le jugez perdu, vous le voyez revenir radieux comme un enfant qui triomphe des terreurs qu’il a excitées.

Il ne faut donc chercher dans l’Âne mort que des tours de force et d’agilité, qui font le plus grand honneur à la plume de l’auteur, mais qui ne témoignent nullement de son aptitude à faire un livre. L’Âne mort n’est pas un livre ; c’est une suite d’épisodes dont plusieurs, celui de la Vertu entre autres, sont de petits chefs-d’œuvre, mais qui n’ont entre eux aucune liaison nécessaire : ceci soit dit sans idée de blâme aucun et seulement pour caractériser l’ouvrage. Ce qu’on pourrait blâmer, c’est le peu de variété dont l’auteur a usé pour amener ces épisodes. C’est toujours au moyen d’une rencontre qu’il fait dans la rue ou sur les grands chemins. Il rencontre Charlot à la barrière du Combat, où il ne l’attendait pas ; il rencontre Henriette dans les champs la première fois, et quatre ou cinq autres fois en d’autres lieux ; il rencontre sur la route le vagabond, avec lequel il entame une dissertation philosophique, et qui lui vole son mouchoir en lui donnant une définition, à sa manière, du bonheur et de la vertu ; il rencontre sur la route encore le brigand sicilien qui a été pendu et qui est cuisinier ; il rencontre sur le boulevart l’homme-modèle et le petit Savoyard ; il rencontre, dans une maison dont l’élégance avait arrêté ses regards, la guillotine et la scène amoureuse dont elle est l’instru-