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LITTÉRATURE CATHOLIQUE.

turelle, il y a ici un grand fait psychologique à remarquer : la singulière et puissante faculté dramatique que nous possédons tous en dormant, même quand, durant la veille, nous en serions fort dénués. Combien de fois, en rêve, une personne se présente, cause avec nous, trouve ses expressions à merveille comme une ame distincte de nous, nous étonne par ce qu’elle dit, nous apprend souvent un secret graduellement, et nous qui écoutons, nous passons par toutes les alternatives d’attente et de surprise, comme si cela ne s’agitait pas en notre esprit et par notre esprit, auteur du drame !…

C’est cette faculté, chez nous en jeu dans le moindre rêve, qui, chez les saintes du moyen-âge (Brigitte, Élisabeth, etc., etc.), se dirigeant tout-à-fait sur la passion de Jésus-Christ, et peut-être éclairée alors de faveurs singulières, amenait tant de tableaux exacts, vivans, qui la reproduisaient dans des détails infinis.

La sœur Emmerich, née dans l’évêché de Munster en 1774, morte au couvent d’Agnetenberg, à Dulmen, en 1824, est la dernière des saintes ames mystiques qui jouirent de tels spectacles. Fille de paysans, sans éducation, elle ne pouvait composer ses tableaux de mémoire ; sa bonne foi d’ailleurs, sa simplicité parfaite, sa piété ardente, sont attestées par les hommes les plus éclairés qui la visitèrent. Un poète connu, M. Clément Brentano, venu là comme curieux, y est resté comme croyant, et a passé des années à recueillir, presque sous la dictée de l’humble fille, les paroles et descriptions en bas-allemand, qui ne tarissaient pas sur ses lèvres. Un tel livre ne s’analyse point. Depuis la dernière cène de Jésus-Christ avec ses disciples jusqu’après la résurrection, toute la série des évènemens de l’évangile s’y trouve développée, variée, illustrée, comme par un témoin oculaire, dans un minutieux et touchant détail de conversation, de localité, de costume. En un mot, c’est à la fois, pour les chrétiens, un admirable exemple de la persistance d’une faculté sainte et d’un don qui semblait retiré au monde ; pour les philosophes un objet d’étonnement sérieux et d’étude sur l’abîme sans cesse rouvert de l’esprit humain ; pour les érudits, la matière la plus riche et la plus complète d’un mystère, comme on les jouait au moyen-âge ; pour les poètes et artistes enfin, une suite de cartons retrouvés d’une Passion, selon quelque bon frère antérieur à Raphaël.


Sainte-Beuve.