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Malgré ces glorieuses et retentissantes provocations, Sieyes demeura inflexible. Depuis cette époque, il n’intervint plus que rarement dans les débats de la constitution. Il refusa d’être nommé évêque de Paris. Élu membre de l’administration départementale de la Seine avec plusieurs de ses amis politiques, il se démit de ses fonctions après l’assemblée constituante, et se retira à la campagne. Il y demeura pendant toute l’assemblée législative. Il ne prit dès-lors aucune part à la grande lutte qui éclata entre les révolutionnaires de la première et de la seconde époque. Aussi, lorsque la monarchie eut été renversée au 10 août, il fut nommé membre de la convention par les départemens de la Sarthe, de l’Orne et de la Gironde. En arrivant dans cette nouvelle assemblée, aux sentimens qu’il aperçut, au langage qu’il entendit, il comprit que son temps était passé ou qu’il n’était pas encore venu. Il y trouva, cependant, quelques anciens amis, et il y devint l’objet des respects reconnaissans des membres modérés et libres encore. Aussi fut-il nommé président de l’assemblée presque à son début, et il fit partie de plusieurs comités importans. Dans une tragique circonstance, il n’ajouta point à son vote les paroles qu’on lui a reprochées. Il ne se mêla point au mouvement chaque jour plus passionné des partis. Il se borna à présenter quelques projets d’organisation. Celui qu’il proposa sur l’administration de la guerre était trop régulier pour n’être pas rejeté. Croyant, non sans motif, que son nom nuisait à ses idées, il essaya d’être utile sous le nom d’autrui. Il chargea M. Lackanal, alors membre comme lui du comité d’instruction publique et plus tard de cette académie, d’un vaste plan sur l’enseignement général. Mais le comité de salut public l’ayant su, fit rejeter son projet d’organisation et le raya lui-même du comité de l’instruction publique. Ce n’était pas le moment des lois, mais des passions ; des lumières, mais des combats ; de la liberté, mais de la dictature. Sieyes vit s’évanouir ses espérances et succomber ses amis. Silencieux et morne, il s’enveloppa dans son manteau. Resté debout sur le tillac du vaisseau battu par cette tempête, il attendait d’un instant à l’autre le coup de vent qui devait le renverser. Il traversa ainsi les longs et terribles orages déchaînés sur la France jusqu’au 9 thermidor ; et lorsqu’un de ses amis lui demanda plus tard ce qu’il avait fait pendant la terreur : — « Ce que j’ai fait ? lui répondit Sieyes, j’ai vécu. »