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SIEYES.

personnes, devait avoir un nombre de députés au moins égal à celui des deux autres ordres qui ne comptaient pas plus de quatre-vingt mille ecclésiastiques et de cent vingt mille nobles ; qu’il devait choisir ses députés dans son propre sein et non parmi les gens d’église, les gens d’épée et même les gens de robe, ainsi qu’il l’avait fait autrefois ; qu’il devait renoncer à ses propres priviléges, parce qu’on n’est pas libre par des priviléges de corps, mais par des droits de citoyens qui appartenaient à tous[1].

Il prétendit qu’il n’existait pas de constitution ; qu’il était nécessaire d’en créer une ; que la nation seule en avait le droit et la mission ; qu’il fallait se garder avec soin d’imiter la constitution anglaise, produit du hasard et des circonstances, ouvrage, selon lui, étonnant pour l’époque où elle avait été fixée, mais trop grossier et trop compliqué pour être au niveau des progrès faits par l’art social dont elle marquait l’enfance. « Quoiqu’on soit tout prêt, dit-il, à se moquer d’un Français qui ne se prosterne pas devant elle, j’oserai dire qu’au lieu d’y voir la simplicité du bon ordre, je n’y aperçois qu’un échafaudage de précautions contre le désordre[2]. » Cette constitution ayant organisé en Angleterre la vieille société du moyen-âge, ne convenait ni à l’esprit rigoureux de Sieyes, ni à l’état social plus avancé de la France. Sieyes ne voulait pas constituer des différences, mais parvenir à l’unité, relever tout ce qui était tombé, mais faire mouvoir tout ce qui restait vivant. Une société homogène, un droit uniforme, un gouvernement représentatif exercé par procuration, la liberté individuelle uniquement limitée par la loi, la liberté de penser et d’écrire ne s’arrêtant dans son exercice que devant les droits d’autrui, une administration nationale et commune, et, pour faciliter et affermir ces grands changemens, une nouvelle circonscription du territoire qui anéantît les anciennes provinces avec leur existence séparée, leurs limites embarrassantes, leur rivalité intraitable, et leurs priviléges inopportuns ; voilà les idées qu’il soutint, les innovations qu’il recommanda. On aimera sans doute à connaître en quels termes il proposa, dans son plan de délibérations pour les assemblées de bailliage, cette grande transformation ter-

  1. Qu’est-ce que le tiers-état, chap. ii, § i et ii.
  2. Ibid., chap. iv, § vii.