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La Grisi semble ne pouvoir s’élever au degré de supériorité qu’elle atteint souvent dans ses autres rôles. On regrette à tout moment son insuffisance, et pourtant c’est la même passion, ce sont les mêmes gestes qui nous transportent dans Norma. La Grisi, quoi que l’on puisse dire de sa vocalisation limpide et cristalline, et de sa chaleureuse pantomime, n’a guère en elle qu’un pâle reflet de ce foyer divin qui fait les grandes cantatrices. En général, elle se préoccupe fort peu du rôle poétique d’une composition ; quant à trouver dans la musique d’un opéra représenté cent fois des intentions mystérieuses auxquelles les autres n’ont point pensé, elle ignore parfaitement ce que c’est. Depuis la mort de Mme Malibran, la Grisi passe pour la première cantatrice de France et d’Italie, et, certes, nous ne pensons pas le moins du monde à lui contester cette gloire ; seulement il faut qu’elle sache que, bien au-dessus de ce titre quelque peu relatif de première cantatrice, il en est un plus beau, plus désirable, titre absolu qui n’emprunte rien de son éclat à la médiocrité des autres, et jusqu’où elle ne s’élèvera jamais, nous le croyons. La Grisi n’invente pas, presque toujours elle se contente d’imiter. Or, il paraît tout simple que, dans les opéras qu’elle seule a représentés en France, nous l’admirions naïvement, sans nous soucier d’où lui vient son inspiration. Il n’en est pas ainsi d’Otello ; les souvenirs de la Pasta règnent encore dans la salle italienne, ceux de la Malibran sont tout chauds. La Grisi, déconcertée, hésite entre ces deux modèles, prend de l’un et de l’autre ce qu’elle peut, et se compose de la sorte une manière que le public, dans un enthousiasme dont il ne se rend pas compte, appelle création. C’est ainsi que, pour chanter le Saule, elle emprunte l’attitude solennelle et le geste harmonieux et pur de la Pasta, cela convient à sa beauté, et qu’ensuite, dans la dernière scène, en se débattant aux bras du Maure et de la mort, elle cherche les effets imprévus de la Malibran. En vérité, il y a dans ce troisième acte d’Otello deux ombres qui s’y promènent comme sous les marbres d’un palais vénitien, et qui feront long-temps encore le désespoir de toutes les cantatrices. Sitôt la romance du Saule, l’une d’elles apparaît imposante et sévère, et comme la douleur antique, pleine de sérénité dans sa tristesse. Aux accords métalliques de la dernière scène, l’autre accourt, exaltée et palpitante, toute noyée dans ses cheveux et dans ses pleurs ; dès-lors le spectateur est tout entier à ces deux ombres sublimes, qui l’entraînent à travers les péripéties du drame ; et quoi que fasse la cantatrice pour reconquérir son attention du commencement à la fin, il ne voit, n’entend, et ne suit qu’elles. Ces deux ombres du troisième acte d’Otello ne disparaîtront qu’à l’aurore d’un nouveau génie.

Le Théâtre-Italien, dont l’activité ne reste pas en défaut, comme on voit, prépare deux opéras nouveaux, écrits pour la saison ; ensuite vien-