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PENSÉES D’AOÛT.

des passions ; une voie glorieuse s’ouvre devant vous. Soyez l’apôtre de la résignation et de la vertu modeste ; effacez par une vie de dévouement et d’abnégation, expiez par un renoncement de chaque jour, les erreurs, les désordres, les hautaines invectives, les colères, les blasphèmes de votre père. Votre père a vécu dans l’orgueil et le bruit, il a rempli la France de son nom, il a scandalisé l’église de ses doutes et de ses plaintes ; vivez dans l’ombre et le silence, pour la vertu et la religion, et Dieu abaissera sur votre père un regard de pardon. Pour achever son enseignement, pour compléter la leçon, la présidente permet à ce cœur ignorant et ingénu de lire Émile et la Nouvelle Héloïse.

En comparant ces lectures enivrantes, ces tumultueuses pensées aux pieux conseils de M. Antoine, le fils de Jean-Jacques comprend toute l’étendue de la tâche que Dieu lui a dévolue ; il se défie de son amitié pour sa sœur adoptive, et n’ose plus demeurer seul avec elle.

Pour accomplir sa mission expiatoire, il partira, il ira distribuer aux âmes souffrantes les consolations de la piété, et quand les années auront blanchi ses cheveux, et creusé ses tempes, il reviendra au village pour se vouer tout entier à l’éducation des enfans, il se fera maître d’école. Mais avant d’entreprendre ce long pélerinage, il veut voir son père, et tenter de l’émouvoir, de réveiller en lui les sentimens que l’auteur d’Émile a si dignement célébrés. Deux fois, mais en vain, il renouvelle l’épreuve. La première fois Jean-Jacques, en le voyant entrer chez lui, le prend pour un espion, et lui conseille de ne plus servir la colère de ses ennemis ; la seconde fois il détourne la tête avec impatience, et l’enfant trouvé, résolu à ne plus compter que sur Dieu, retourne près de la présidente et lui fait ses adieux. Trente ans se passent. Un trône renversé, des lois écrites, effacées, des générations dévorées par la guerre, remplissent ce court intervalle. Après avoir visité tous les lieux célébrés dans la Nouvelle Héloïse, après avoir pleuré sur toutes les collines illustrées par l’amour de Saint-Preux, M. Jean revient au village et retrouve Mme de Cicé seule au château témoin de leur jeune amitié. Il accomplit jusqu’au bout sa pieuse résolution, et, dans la crainte de réchauffer les cendres de son cœur, il s’interdit la société familière de sa vieille amie ; il n’ira au château qu’une fois par an, et il évitera la rencontre de Mme de Cicé. Ici commence pour M. Jean une vie nouvelle et féconde. Arbitre des familles qui l’entourent, initié à tous les secrets, confident de toutes les espérances, il s’afflige de voir l’amour de l’utile dominer l’amour du bien, et la probité honorée comme la seule vertu.