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LES CÉSARS.

grand’peur, qu’au milieu de la nuit il s’enfuit de Messine. Rome cependant portait le deuil de Drusille. Ce deuil était sévère ; on ne pouvait, sous peine de mort, ni rire, ni se baigner, ni souper avec ses enfans ou sa femme. Caïus, revenu en courant comme il était parti, ayant de plus une longue barbe et les cheveux en désordre, posait aux Romains un étrange dilemme ; à qui se réjouissait, il disait ; « Qui peut se réjouir lorsque Drusille est morte ? » à qui portait le deuil : « Comment peut-on pleurer une déesse ? » Il frappait donc à coup sûr, et pouvait être certain de ne manquer personne.

Un jour — il n’avait, du reste, pas attendu ce jour-là pour renouveler l’exemple des cruautés de Tibère, — un jour il vint au sénat, et y entonna l’éloge de son prédécesseur. Jusque-là on avait librement parlé de Tibère. « Mais, disait Caïus, moi, je suis empereur, je puis le blâmer ; où d’autres prendraient-ils cette liberté ? — Valets de Séjan, délateurs de ma mère, de quel droit condamnez-vous l’homme que vous avez honoré par tant de décrets ? » Et à la fin de sa harangue, il se faisait apostropher par Tibère lui-même : « Tout ce que tu as dit, mon fils, est très juste et très vrai ; ne t’amuse pas à les aimer, à leur plaire, à les épargner ; s’ils le peuvent, ils te tueront. Ne pense qu’à ta sûreté, les moyens qui la garantiront le mieux seront les plus justes : tranquille sur la vie, jouissant de tous les plaisirs, tu seras honoré d’eux bon gré mal gré. Prends-y garde, personne n’obéit volontairement ; tant qu’on redoute le prince, on l’honore ; s’il cesse d’être le plus fort, il faut qu’il meure. » C’était là au fond toute la politique de Tibère.

Le sénat resta consterné ; qui n’avait pas parlé contre Tibère ? Le lendemain, il reprit courage, fit grand éloge de la bonté du prince qui, après de si justes reproches, n’avait pas ordonné leur mort à tous ; il décréta des sacrifices pour l’anniversaire d’un si beau discours, et recommença toute sa série de bassesses sous Tibère ; rien n’était changé.

L’homme seulement était pire : était-ce folie, habitude du sang, délire du pouvoir, instinct inné de cruauté ? Il est malheureusement difficile de ne pas reconnaître dans quelques ames un certain goût de sang, une manie féroce, un amour gratuit du meurtre, indépendant de toute idée de crainte, d’intérêt ou de vengeance. Caligula jetant aux bêtes féroces les gladiateurs vieux et infirmes, marquant sur la liste de ses prisonniers ceux qui devaient être égorgés pour nourrir les bêtes du cirque lorsque la viande était trop chère, faisant frapper ses condamnés à petits coups, afin, disait-il, qu’ils se sentissent